Avertissement de l'auteur
J'avoue ne rien
connaître aux rouages de la haute finance. Quant aux secrets et magouilles de
la politique internationale, dire que j'y suis allergique est un euphémisme. Je
préfère consacrer le temps qu'il me reste à vivre à des choses moins
salissantes.
Est-il besoin de préciser que je
n'ai jamais mis les pieds à la Maison Blanche et que ça ne m'empêche pas de
dormir.
J'aimerais ajouter que "toute
ressemblance avec des personnages ou des faits réels ne serait que pure
coïncidence" mais il y a des limites à l'hypocrisie
Bref, cette petite fantaisie n'est
que la conséquence d'une idée loufoque qui m'est venue vers la fin du mois de
septembre 2008 alors que le monde vivait dans la hantise d'un crack financier à
l'échelle planétaire. Il ne faut voir dans ce récit que les divagations d'un
vieux cerveau torturé par une imagination délirante.
Quoique…
***
Un matin de printemps du début des années deux-mille, un huissier de la Maison Blanche annonce au président des États-Unis Edward M. Frost l'arrivée d'une équipe d'experts en économie réunie à sa demande par son principal conseiller financier.
-
Faites-les entrer s'il vous plait.
Le président se lève de son fauteuil pour accueillir ses visiteurs dans le bureau ovale où ils entrent, d'une démarche un peu gauche pour ceux qui y viennent pour la première fois et d'un pas assuré de bravache pour le conseiller soucieux de faire comprendre aux autres qu'il est un familier du big boss (il leur a dit qu'il l'appelait Ted lorsqu'ils étaient en réunion privée, ce que les autres n'ont pas cru un seul instant).
E.M.Frost se réinstalle derrière son bureau, leur fait signe de s'asseoir puis entre directement dans le vif du sujet comme il le fait toujours pour bien montrer que sa charge est écrasante et qu'il n'a pas une seconde à perdre lorsqu'il s'agit de sauver le monde, une tâche de routine qu'il accomplit couramment deux ou trois fois par jour depuis son élection.
-
Messieurs, les producteurs de pétrole nous emmerdent.
Les sous-fifres ne bronchent pas. On n'interrompt pas un président des États-Unis, même lorsqu'il profère une banalité que les neuf dixièmes de la planète se répètent du matin au soir.
- Le prix du baril de brut ne cesse de
grimper, poursuit Frost, et si nous ne faisons rien il n'y a aucune raison pour
que ça s'arrête. Le jour n'est pas loin où l'Europe et l'Asie seront aux genoux
de l'OPEP...
L'Europe et l'Asie ! les autres s'en tapent et l'un des experts esquisse même l'ombre d'une expression ironique.
- ...ce
qui signifie que les USA seront déjà ruinés par les achats de carburant et à
court terme anéantis par la pénurie.
Tous se redressent contre leur dossier. L'Amérique est menacée. On ne rigole plus.
- Et tout
ça pourquoi ? continue lentement le président mezzo voce en regardant dans le
vague, pour engraisser des potentats arrogants, incultes et dépravés qui se
gavent de pognon pendant que leur peuple bouffe des cailloux !
Le conseiller toussote et le président tourne vers lui son regard de myope qui refuse de porter des lunettes par coquetterie.
- Oui ?
- Hum.
Monsieur le président, ne pensez-vous pas que les réserves américaines...
- Deux
mois ! l'interrompt EMF en levant deux doigts en forme de V.
- Pardon
Mons...
- Pas un
jour de plus ! nous faisons semblant de croire que nous pouvons tenir quatre
ans mais c'est une connerie. J'ai reçu hier le rapport de la commission chargée
de planifier vos fameuses réserves et ses conclusions sont formelles : nous
disposons au maximum de deux mois d'indépendance pétrolière si nous ne
changeons rien à notre consommation. Or ce sera le cas ! Dites vous bien
messieurs qu'aucune raison au monde ne fera renoncer les Américains à leur
manière de vivre. D'ailleurs je leur ai promis qu'ils n'auraient jamais à le
faire.
Il attend une réaction qui ne vient pas puis se lève brutalement. Le conseiller et les experts s'éjectent de leur fauteuil comme un seul homme.
-
Messieurs, j'attends de vous une solution à ce problème. Une solution rapide !
Dans quel délai pensez-vous être en mesure de me la proposer monsieur le
conseiller ?
- Eh bien
Monsieur le président, se rengorge l'interpellé avec un petit sourire
d'autosatisfaction, je pense pouvoir m'engager personnellement à vous soumettre
une proposition dans disons... heu... six semaines.
- Parfait.
Je vous donne trois jours ! Revenez avec une solution valable vendredi avant
midi.
Frost presse un bouton et l'huissier apparaît.
- Mais
Mons... balbutie le conseiller.
-
Huissier, veuillez reconduire mes visiteurs. Messieurs, à vendredi !
***
Le vendredi suivant, en fin de matinée, les économistes entrent dans le bureau ovale comme des zombies, accablés de fatigue, la paupière lourde et les épaules affaissées. Le président - qui cette fois ne fait pas l'effort de se lever - leur indique d'un regard les sièges où ils s'affalent comme des sacs.
- Alors ?
prononce Frost d'une voix où perce une ironie méfiante, quelle solution miracle
allez vous me proposer, messieurs les spécialistes ? si c'est une guerre de
plus merci bien ! j'ai déjà donné. Je vous écoute.
Le conseiller rassemble tout son courage et se lance à la mer :
- Eh bien
voilà monsieur le président. Compte tenu de...
- Venez-en
au fait s'il vous plait. Dites-moi d'abord en quelques mots ce que vous
suggérez.
- Bien.
Nous pensons qu'il faut provoquer un crack financier à l'échelle mondiale.
Un lourd silence s'installe.
EMF s'appuie lentement à son dossier, les lèvres serrées et les yeux presque fermés. Il croise ses doigts sur sa poitrine, sa tête bascule lentement en arrière et il murmure plusieurs fois pour lui même comme pour bien se pénétrer des mots :
- Un crack
financier à l'échelle mondiale... un crack financier…
Une longue minute s'écoule. L'un des experts sentant l'ankylose arriver rectifie sa position sur son siège et le couinement léger du cuir semble tirer Frost de ses cogitations. Il secoue la tête comme un chien qui s'ébroue, se penche en avant, les mains à plat sur son immense table et balaie ses visiteurs d'un regard panoramique avec sur le visage une expression roublarde inattendue.
- Je crois
comprendre où vous voulez en venir. Expliquez-moi ça en détail cette fois.
Un jeune expert, sans doute rassuré par la réaction présidentielle apparemment favorable, coiffe tout le monde sur le poteau et prend la parole avant le conseiller qui le foudroie d'un regard menaçant.
- Monsieur
le président, c'est l'une de vos réflexions de mardi qui nous a aiguillés. À un
moment, vous avez évoqué les profiteurs qui s'enrichissent outrageusement sur
le dos des consommateurs occidentaux à partir d'une ressource naturelle dont
ils ont hérité sans lever le petit doigt et qui s'empiffrent d'or et de devises
sans même en laisser une miette à leur peuple.
- Je ne
m'en souviens pas mais c'est bien possible, ment Edward.M. Frost en souriant
d'un air entendu. Et alors ?
Cette fois le conseiller est le plus rapide :
- Alors
nous avons travaillé en collaboration avec des consultants internationaux et
l'aide de nos ambassades comme celle de nos observateurs à l'étranger. Il est
clair que tant que l'occident pourra payer, rien n'arrêtera les pays
producteurs dans cette folle ascension des coûts. Mais imaginons que nos plus
grands organismes financiers menacent de faire faillite en entraînant dans
cette débâcle la majorité des banques des cinq continents... que se
passera-t-il ?
- Eh bien,
répond sagement EMF comme un élève qu'on interroge à l'école, il me semble que
les pays de l'OPEP seront eux aussi aspirés dans ce tourbillon.
-
Exactement président ! s'emballe le conseiller. Mais il y a bien pire que
l'économie des états concernés : pensez-vous que les potentats profiteurs que
vous avez évoqués enterrent leurs richesses personnelles dans le sable de leurs
déserts ?
L'œil de Frost s'éclaire pendant que le jeune expert reprend l'avantage :
- Toutes
leurs valeurs sont soit investies en actions juteuses dans les plus grosses
multinationales qui feront faillite en les ruinant, soit déposées dans les
banques américaines, européennes ou asiatiques dont la banqueroute ne leur
laissera que la peau sur les os et les renverra à leurs tentes et à leurs
chameaux.
-
Intéressant ! laisse tomber le président avec un sourire cynique. Mais ils ont
quand même une énorme partie de leurs biens dans les banques d'Arabie et des
Émirats non ?
-
Foutaises ! s'exclame le conseiller qui se reprend aussitôt. Je vous demande
pardon. Leurs banques sont comme les nôtres et comme celles du monde entier.
Elles ne peuvent s'enrichir qu'en investissant l'essentiel des dépôts de leurs
clients dans les industries, les entreprises et les multinationales de la
planète. Elles seront balayées comme les autres.
Le président reprend le contrôle de la conversation :
- Bon.
Arrêtez-moi si je me trompe. Je suppose que vous ne voulez pas vraiment
provoquer un crack financier mondial mais seulement faire croire qu'il est
imminent. C'est ça ?
Les experts opinent sans conviction et Frost poursuit :
- Les pays
de l'OPEP prennent alors peur pour leurs propres intérêts, aiguillonnés dans ce
sens par les milliardaires du Moyen-Orient qui craignent pour leur fortune et
tout ce joli monde se rend compte que la faillite des USA serait immédiatement
suivie de celle des autres pays et entraînerait leur propre perte. Ils décident
alors d'arrêter les frais et ramènent le baril à des prix plus raisonnables.
- C'est ça
même monsieur.
Le président semble se recueillir un instant puis il reprend :
- Vous
comprenez, je pense, qu'il ne nous suffira pas de déclarer que nous risquons la
faillite pour que l'on nous croie sur parole. Il va falloir des faits concrets.
- Oui
monsieur le président. Il sera malheureusement indispensable de sacrifier
réellement deux ou trois de nos plus grosses banques d'affaires si nous voulons
que le poisson morde.
- Vous
vous rendez compte j'espère de l'énormité de ce que vous suggérez ! Vous
imaginez-vous l'effet de tsunami qui va balayer en quelques semaines l'économie
mondiale ? sans parler de l'impact inévitable de cette crise artificielle
sur les prochaines élections ? le candidat de mon parti ne passera jamais vous
m'entendez ? jamais !
Les experts regardent la pointe de leurs chaussures avec un ensemble touchant. Il est visible qu'ils se moquent éperdument de cet aspect des choses. E.M.Frost s'appuie lentement sur le dossier de son fauteuil, se passe d'un geste machinal le dos de la main sur le front et soupire, comme épuisé.
- Bien. On
va essayer. Qui voyez vous comme premier sacrifié ?
Le conseiller souffle d'un trait sans lever les yeux :
- Faraway Brothers monsieur.
Le président étouffe un hoquet :
- Faraway Bro... carrément ! Et
pourquoi pas un cambriolage de Fort Knox tant que vous y êtes ?
-
Monsieur, si nous voulons que la menace soit crédible, il est indispensable de
frapper le plus haut possible.
Hors de lui, EMF se redresse et hurle soudain :
- Cinglés
! Vous êtes complètement cinglés !
Les battants de la porte principale s'écrasent contre le mur et deux agents de sécurité géants font irruption. En une fraction de seconde ils se positionnent en légère flexion, les bras tendus, serrant leur arme à deux mains, l'index sur la détente, prêts à ouvrir le feu. Les économistes les regardent tétanisés mais le président fait un geste apaisant. Les gardes rengainent leurs armes et sortent sans avoir prononcé un mot, avec une moue méprisante, presque à regret.
- Pardon
pour cet incident messieurs, reprend le président, c'est ma faute. Je n'aurais
pas dû élever la voix. Mais ne vous en voulez pas de votre réaction. On ne me
met que des dingues dans cette foutue galerie. À moi aussi ils me font peur
vous savez ? Je ne peux pas éternuer sans qu'ils me fassent leur cirque à la
Rambo.
Il marque un temps en regardant ses doigts pianoter son sous-main puis reprend :
-
Finalement, quand je pense aux conneries que nous sommes en train de préparer,
je me demande s'ils n'auraient pas mieux fait de nous descendre.
***
Épilogue
Quelques semaines plus tard, Faraway Brothers et
quelques autres grosses pointures de la finance US déposaient leur bilan. Les
marchés boursiers internationaux subissaient aussitôt des chutes vertigineuses
et la plupart des gouvernements des pays touchés envisageaient dans la panique
générale de renflouer leurs banques menacées de faillite en leur octroyant des
aides massives prises sur les fonds publics, voire même en les nationalisant
purement et simplement.
Courant août, le prix du baril de brut commença à baisser.
Paris, le 6 octobre 2008.