Une mémoire de caméscope

Le Bon Dieu a oublié de me faire beau.

Pourtant Il aurait pu y penser, ce n'était pas si difficile. À vingt-six ans, ma mère était une jolie brunette et mon père plutôt beau garçon, bien qu'un peu petit.

Mais moi : rien ! J'imagine qu'à la fin de l'année quarante-deux, en pleine guerre mondiale, le Bon Dieu avait des préoccupations plus urgentes que mon esthétique. Il faut avouer que je débarquais au milieu d'un bazar gratiné, même si je ne garde pas le souvenir d'en avoir été perturbé sur le moment.

Donc je ne suis pas beau. Disons que j'étais un bébé acceptable. Ensuite, ça s'est gâté assez vite puisque à moins d'un an, je louchais déjà à m'en entrecroiser les yeux. Heureusement, ça n'a duré que quelques années. Mais ne plus loucher ne m'a pas fait ressembler à Jean Marais pour autant.

Ceci dit, je dois reconnaître que n'avoir ni un profil de médaille ni un regard à faire fondre les minettes n'a jamais vraiment influé sur le cours de mon existence. J'en ai un peu bavé pendant mes premières années d'école à cause de mes lunettes et de mes yeux qui se croisaient les bras, mais ça n'a pas eu d'autres conséquences que les moqueries stupides de quelques rescapés de fausses couches.

En somme, je n'ai pas eu beaucoup de mal à me faire une raison. Car si le Bon Dieu avait oublié de me faire beau, Il m'avait offert quelques jolis cadeaux en compensation, et d'abord un solide optimisme ! Pas sous la forme d'une disposition naturelle, mais plutôt d'une volonté farouche, calculée, presque obsessionnelle, de ne considérer que le bon côté des choses. Je sais aujourd'hui qu'il y a dans cette attitude une part de fuite en avant, un certain refus de la réalité. Je sais aussi que ça ne marche pas à tous les coups, mais ça m'a quand même drôlement aidé dans les moments difficiles. Et puis c'est bien commode pour réconforter les autres quand ils sont dans la déprime. Alors je ne regrette rien.

J'ai reçu d'autres cadeaux sympas dans mon berceau : une bonne santé, le goût du rire, la soif d'apprendre, la fidélité en amitié comme en amour, une imagination extravagante… et avant tout cette disposition pour la musique sans laquelle je n'aurais pas servi à grand chose sur cette terre.

Tout compte fait, j'ai été plutôt gâté.

Bien sûr, la fée Carabosse a probablement laissé tomber dans mon couffin quelques solides défauts. Mais là, à brûle-pourpoint, j'ai beau chercher… je ne vois pas lesquels.

En dehors de la beauté physique – et pour en finir avec ce sujet –, le Bon Dieu a aussi négligé de m'accorder le don de l'économie et le sens de la modestie.

Tant pis ! Je m'en suis passé.

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Parmi les cadeaux déposés dans mon berceau, il y avait une bombe à retardement : une mémoire de caméscope.

Il est évident qu'une bonne mémoire ne peut se révéler qu'à la longue. Je n'ai pris conscience de mes capacités dans ce domaine qu'à une période assez tardive. En vertu de quoi me serais-je cru le seul à me souvenir de tant de choses avec autant de précision ? J'étais sincèrement persuadé que tout le monde avait les mêmes possibilités. Parole !

C'est au fil des années, au hasard des conversations, en faisant des comparaisons, à force d'entendre mes amis s'étonner que je restitue tant de petits détails à chaque fois que je racontais une vieille histoire, que j'ai été forcé de me rendre à l'évidence : j'avais une mémoire plus aiguisée que celle de la plupart de mes contemporains.

Je ne parle pas du genre de mémoire qui permet à certains phénomènes de music-hall de retenir du premier coup une suite de trois cents mots et de la restituer à l'endroit ou à l'envers sans se tromper. Non. Sur ce plan là, je suis comme tout le monde : j'arrive à retenir quelques numéros de téléphone, le chemin pour rentrer à la maison même quand j'ai un peu fait la fête, et puis La cigale et la fourmi que je peux réciter à toute vitesse et presque sans respirer, comme à l'école.

Ah ! il y a quand même un domaine de mémoire pure où je sors un peu du lot : je connais par cœur tout un tas de chansons. Surtout Brassens et Aznavour ! Je suis certain de connaître des chansons d'Aznavour que lui-même a oubliées : Fraternité… Plus heureux que moi… Voilà que ça recommence… je parie qu'il ne s'en souvient plus. Mais je n'essayerais jamais de le piéger avec Trousse-chemise ! c'est l'une de ses préférées. Je le sais parce que j'ai failli l'accompagner au piano un jour. J'ai failli seulement. Quand j'y pense… quel regret !

Alors elle marche comment cette fameuse mémoire ? eh bien comme le cinéma ! ou comme un magnétoscope si l'on préfère. Par exemple, au cours d'une soirée entre copains, quelqu'un demande : « vous vous souvenez du jour où Lucien est tombé de l'échelle ? » et tout le monde répond : « ah oui… qu'est-ce qu'on s'est marrés ! ». Moi, je dis la même chose et rien de plus ; parce que si je racontais le petit film que je suis en train de visionner, personne n'y croirait. En réalité, dès que la question a été posée, la cassette "Lucien qui tombe de l'échelle" s'est mise en place dans ma mémoire et le film a commencé : Lucien avait une salopette blanche et une chemise marron, il a crié « oh putain ! » quand il a senti l'échelle glisser sur la gouttière (je l'entends vraiment crier), au moment précis où Eliane sortait avec le linge à étendre. Nous on jouait à la pétanque dans la cour et Lounès essayait de nous faire croire qu'il avait pris le point. Il faisait très beau avec un peu de vent. Le chien, un épagneul blanc et feu qui s'appelait Pipo, a aboyé quand Lucien est tombé. Ça sentait le fusain… etc.

C'est même mieux que le cinéma. Parce qu'au cinéma, les odeurs et le souffle du vent, ce n'est pas encore au point. Cette histoire, je viens de l'inventer, bien sûr, mais c'était juste pour donner un exemple. Bon d'accord ! j'ai un peu exagéré pour l'odeur du fusain.

Bref, pendant des années, à chaque fois que ma mémoire déroulait son petit cinéma, j'essayais de faire partager ce que je voyais, ce que j'entendais, ce que je ressentais, en m'efforçant d'étayer mes souvenirs d'une foule de minuscules détails de couleurs, de sons, de mots justes, d'impressions, de parfums…

Malheureusement, j'y renonce de plus en plus souvent parce que j'ai découvert petit à petit que personne ou presque ne me croyait. De temps en temps, je succombe encore à la tentation ; les gens me disent : « quelle mémoire ! », mais je lis dans leurs yeux : « tu parles d'un menteur ! ». Et ça, je ne peux pas le supporter. Parce que comme quatre-vingt-dix pour cent des méditerranéens, je suis réellement un petit peu menteur. Enfin… juste ce qu'il faut. Or, si l'on dit à quelqu'un qui dit toujours la vérité qu'il est menteur, c'est simplement injuste puisque ce n'est pas vrai. Mais traiter de menteur quelqu'un qui l'est vraiment au moment précis où justement il ne ment pas, c'est une insulte. Ni plus ni moins !

Même ma femme n'a jamais cru à cette histoire de mémoire-caméscope ! Et pourtant, en quarante ans, je lui en ai fait avaler, des histoires à dormir debout. À notre première rencontre, j'ai même réussi à lui faire croire que j'étais beau ! et ça, c'était vraiment très, très fort.

Enfin voilà. Le temps a passé et j'ai fini par me faire une raison. Tous ces jolis souvenirs enregistrés dans ma petite vidéo personnelle ne serviraient jamais à personne.

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Et puis un jour, j'ai envoyé une lettre à un copain, avec une petite anecdote vécue que j'avais appelée "Le mensonge".

Il m'appelle au téléphone dès le lendemain, me dit qu'il s'est régalé à lire ma lettre et ajoute : « tu racontes bien… tu devrais écrire un livre avec ce genre d'histoires ».

Sur le coup, je n'ai pas accordé à sa réflexion plus d'intérêt qu'elle n'en méritait. C'est un truc que tout le monde dit à tout le monde pour un oui ou pour un non. Si je devais sauter au plafond à chaque fois que quelqu'un me fait une suggestion dans ce genre, il y a longtemps que je serais champion olympique de saut au plafond. Depuis le temps qu'on me conseille à tort et à travers de collectionner les moules à croissants, d'écrire un opéra pour sourds-muets ou de remonter le Nil en pédalo, je m'y suis habitué.

Mais quelque chose m'intriguait dans ce que m'avait dit mon pote : je connais Jo depuis plus de quarante ans et je sais que le compliment gratuit, la flagornerie, ce n'est pas son truc. Tout bien pesé, il serait plutôt du genre peau de vache. Même avec les copains ! (surtout avec les copains). Le fait qu'il m'ait affirmé que je n'écrivais pas trop mal ne prouvait rien ; il pouvait se tromper. Mais une chose ne faisait aucun doute : il le pensait sincèrement. Comme il est lui-même écrivain [1] et doit savoir de quoi il parle, j'ai commencé à considérer sérieusement sa proposition.

J'ai quand même hésité un moment. Parce qu'écrire un livre représente du temps, de la fatigue, et un investissement moral qui m'effrayait un peu. Et puis j'y ai repensé et je me suis dit que la première histoire était déjà écrite et que c'était toujours ça de moins à faire. Bref, l'idée a fait son chemin. Un matin, enfin, je me suis forcé à m'asseoir devant ma table de travail, un peu intimidé, ne sachant pas trop par quel bout commencer, les mains sur les genoux, l'air parfaitement idiot…

Et d'abord, qu'est-ce que j'allais raconter ? quelles sortes d'histoires ? Des mémo-cassettes de souvenirs, j'en avais plein la tête, mais lesquelles choisir ?

Finalement, mon optimisme forcené a eu le dernier mot. C'est ce refus systématique d'évoquer les choses désagréables qui l'a emporté. J'ai pensé qu'en racontant des histoires vécues, je serais forcé à un moment ou à un autre de formuler un jugement personnel sur tel ou tel sujet. Il est évident qu'en revenant sur des évènements douloureux, je n'aurais pas manqué de me mettre en colère contre quelqu'un ou contre quelque chose. Et ça, je ne le voulais pas. Alors j'ai décidé de ne pas raconter de mauvais souvenirs. Rien que des bons ! À la rigueur un peu de nostalgie, comme l'histoire du dernier curé de mon village, mais pas de colère, pas de méchanceté, pas de règlements de compte !

Pourtant j'ai hésité. Parce que des coups durs, j'en ai eu plus que ma part. Mais pour ce livre je voulais me reposer des regrets, des deuils, des remords, des trahisons, des larmes, de la haine. C'est très fatigant la haine. De nos jours, tout le monde passe les trois quarts de la journée à râler contre le chômage, la politique, la guerre, les cons, le manque d'argent, les américains, la baisse du pouvoir d'achat, la police, la météo, les chauffeurs de taxi, les prix, les jeunes, les vieux, les entre les deux, l'inflation, les immigrés, la maladie, le retard des trains, l'insécurité, la religion, les journalistes, les patrons, les ouvriers, les paysans, les fonctionnaires, les hommes, les femmes, les homos, les voisins, la circulation, la famille, les chanteuses québécoises, les ordinateurs, la pollution, l'armée, les avions qui volent trop bas, les impôts qui volent trop haut, les comiques qui ne font pas rire, la musique moderne qui ne vaut plus rien, le cinéma qui est nul, la télé qui est débile, les bonnes manières qui se perdent, le monde qui fout le camp, etc.

Franchement, je ne voyais pas l'intérêt d'en remettre une couche.

Mon pote Jo (l'écrivain) me dit dans une lettre : […] tes joies, on s’en fout.  Quand on est heureux, on en profite, on n'a rien à dire. Par contre, ramone tes peines et exorcise-les ! […]

Écoute, Jo ! tu as sûrement raison mais je m'en fous complètement. En me poussant à l'écriture tu as ouvert la cage. Maintenant la bête est dehors et elle est libre. Alors j'écris ce qui me fait plaisir et basta ! Peut-être qu'un jour j'aurai envie de faire ce livre d'exorcisme, de révolte, de cicatrisation. Il s'appellera par exemple "Ce qui me les gonfle" et les choses seront claires dès le départ. Mais je ne suis pas encore prêt pour ça. Aujourd'hui je suis fatigué des salauds, de la boue et du sang, et je vais les exorciser par le mépris… en les ignorant. Non je ne joue pas les autruches ! non je ne suis pas égoïste ! non je ne me regarde pas le nombril ! ces horreurs existent, je suis condamné à vivre avec, je m'en inquiète et m'en préoccupe chaque jour. Mais dans ce bouquin je n'en parlerai pas. C'est aussi simple que ça.

Je me suis demandé si je devais classer ces histoires par date, par sujet ou par situation géographique ? En définitive, j'y ai renoncé. Les cassettes vidéo de mes souvenirs sont en vrac dans mon vieux crâne n'importe comment, n'importe où, et je ne vais pas me mettre à faire du rangement à soixante balais. Je les sortirai comme elles se présenteront.

J'imagine que certains murmurent : « En somme, ce type que personne ne connaît prétend nous faire lire un bouquin où il raconte n'importe quoi et n'importe comment ! »

En gros c'est ça.

[1] Spadafora - "Sous les jupes de la madone", éditions E/dite.