Le mensonge

(Lettre à Jo du 13 mars 2002)

Tu te souviens sans doute de mon grand-oncle Ernest qui était aveugle et tenait une école de musique à Ménerville, à côté de la poste. Par cette petite pièce sans fenêtre sont passés des centaines d'enfants dont quelques uns ont fait une belle carrière dans la musique. Pour ne nommer que lui : Julien Tesseraud, qui apprit là les rudiments de la flûte puis s'en alla ratisser les premiers prix un à un, de conservatoires en académies de musique, Alger, Paris, Rome… pour se retrouver premier flûtiste à l'orchestre national de France, à Vienne, aux USA… Il envoyait régulièrement à mon grand-oncle des coupures de presse relatant son parcours prestigieux ; le vieil homme les brandissait fièrement devant ses visiteurs en les fixant de son regard vide, et ponctuait son geste d'un tonitruant : « C'est mon élève ! ».

Mon grand-oncle avait une chambre chez ma grand-mère, tout près de la place du village. Il la tenait dans un ordre et une propreté méticuleuse et payait une petite pension à sa sœur pour le gîte et le couvert. L'appartement de ma grand-mère donnait sur une cour assez vaste située juste derrière la banque d'Algérie et de Tunisie.

Deux autres logements partageaient la même cour. Le premier était habité par Monsieur et Madame Amiel. Fernand jouait de l'accordéon, il composait des valses musette et son grand succès s'appelait La puce. Ses œuvres passaient parfois à radio Alger, à la grande fierté de toute la cour qui s'en trouvait honorée.

Le dernier logement fut toujours occupé par des familles indigènes. Je revois encore monsieur Salmi, un homme d'une taille imposante, fier et soigné, d'une politesse exquise, toujours tiré à quatre épingles, avec son sarouel brillant et son vêtement immaculé au pan rejeté avec grâce sur l'épaule gauche. Je crois bien qu'il fut l'un des derniers arabes du village à porter le fez, belle coiffure tronconique d'une élégance raffinée, malheureusement peu à peu abandonnée au profit de la chéchia et du turban. Madame Salmi souriait toujours. Elle me gavait de halwa, de cornes de gazelles et de beignets huileux. Je n'avais pas plus de cinq ou six ans à l'époque. Elle faisait la cuisine sur un kanoun devant sa porte et grillait elle-même son café. Plus d'un demi siècle après, je ne passe jamais devant une brûlerie de café sans une pensée pour cette bonne fée souriante et ses beignets ruisselants.

Les Salmi partis, une autre famille les remplaça très brièvement. Enfin, au début des années cinquante, un couple de jeunes mariés s'installa dans l'appartement : Ali et Zina. Ils étaient jeunes, beaux, gais, travailleurs, et allaient rapidement devenir nos amis. Ils le resteraient toujours malgré la guerre d'Algérie, l'indépendance, et l'exil des pieds-noirs. Leurs trois enfants naquirent dans la cour ; trois mômes aussi adorables que leurs parents, aussi gais. Il faut dire qu'ils étaient à bonne école ; Ali n'a sans doute jamais passé une heure de sa vie sans un éclat de rire. C'était un farceur, et si j'en crois son fils il l'est encore cinquante ans plus tard. Il avait toujours en réserve une devinette, une histoire drôle, un calembour ou un objet innocent qu'il détournait de sa fonction pour en faire un prétexte de rigolade.

La guerre d'Algérie éclata le jour de la Toussaint de mil neuf cent cinquante-quatre. Très rapidement, le sujet devint tabou entre Français d'origine et indigènes. Il était clair que la quasi totalité des pieds-noirs étaient pour le maintien de l'Algérie française et que l'immense majorité des arabes et kabyles avait tout naturellement choisi le parti de l'indépendance. Nous n'abordions donc jamais ce sujet avec Ali et Zina de crainte d'être obligés de nous mentir.

Et la vie continuait joyeusement dans la cour entre les rires, les chansons, les recettes de cuisine que les femmes se passaient sur le ton de la conspiration, le sel ou la farine qui manquaient toujours chez l'un et qu'on allait emprunter chez l'autre, et l'accordéon de Fernand.

Quelle époque de miel ! sans doute les plus beaux jours de mon adolescence.

Mon grand-oncle Ernest nous donnait du souci. Il était bien entendu très Algérie française et affichait la plupart du temps ses opinions d'une voix forte sans se préoccuper d'être entendu des voisins, ce qui nous inquiétait beaucoup. Nos « chhhhut ! » pour lui faire baisser la sono ou les sévères « Ernest, doucement ! » de ma grand-mère n'avaient pour effet que de le faire hurler encore plus fort qu'il était chez lui et disait ce qui lui plaisait et emmerdait ceux qui n'étaient pas contents. Bien entendu, il était impossible qu'Ali n'entendît pas mais jamais ni lui ni Zina ne protestèrent ni ne manifestèrent un quelconque ressentiment. Comme tous bons musulmans, ils éprouvaient un respect et une pitié spontanée pour les infirmes ; mon grand-oncle était aveugle... alors Ali comprenait. Lorsqu'ils se croisaient sur le pas de la porte cinq minutes après l'incident, ils recommençaient à parler et à rire ensemble. Car ne t'y trompe pas ! le vieil homme adorait Ali, Zina et leurs enfants. Je sais, c'est difficile à expliquer, mais c'était comme ça.

Après le retour au pouvoir du général de Gaulle, il devint très vite évident que l'Algérie se dirigeait inexorablement vers son indépendance. Espoir pour les uns, menace pour les autres, mais plus rien ne pouvait faire dévier le cours de l'histoire. Arriva mil neuf cent soixante-deux, l'année terrible ! Mon destin et le tien allaient basculer en même temps que celui de millions de personnes. Courant mars, l'avenir de l'Algérie se négociait autour d'une longue table vernie à des centaines de kilomètres de la petite cour de Ménerville, sur la rive sud du lac Léman. Ces négociations allaient aboutir le dix-neuf mars aux fameux accords d'Évian, acte de naissance de l'Algérie indépendante et condamnation à l'exil d'un million de pieds-noirs.

Mais je vais trop vite. Reculons de quelques jours dans le temps !

Le treize mars en fin de matinée, Ernest fut pris d'un malaise dans son école de musique et s'écroula sur le clavier du piano. L'élève qui prenait la leçon courut avertir ma grand-mère, et le vieil homme fut immédiatement transporté à l'hôpital. Il ne fallut guère de temps aux médecins pour diagnostiquer ce qu'on appelait alors "un transport au cerveau" et comprendre qu'il n'y avait plus grand chose à faire. Le bon professeur Choussat, qui soigna tout Ménerville pendant des dizaines d'années, nous expliqua en y mettant les formes qu'étant donné l'âge de mon grand-oncle, son solide coup de fourchette et son petit penchant pour l'anisette et le Sidi Brahim, une hémorragie cérébrale n'était pas vraiment une surprise. A cette époque bénie, on ne laissait pas les gens mourir à l'hôpital comme on le fait maintenant. Ernest fut ramené dans sa petite chambre et installé sur son lit. Il était inconscient, mais marmonnait à voix basse des phrases où l'on distinguait les mots "sol, la, si…". Le professeur Choussat se pencha vers ma grand-mère, lui prit le bras et murmura : « il donne sa dernière leçon ».

Tous les habitants de la cour étaient réunis chez ma grand-mère et chacun attendait en silence le moment inéluctable où le vieux musicien arriverait au bout de sa gamme. En fin d'après-midi, Ali, qui était peintre en bâtiment, entra dans la cour en sifflotant à son habitude. Entre deux sanglots, Zina le mit au courant du drame. Lâchant sur place ses pots de peinture et ses pinceaux, il se précipita chez ma grand-mère et nous rejoignit, la mine défaite, dans la petite chambre où son vieil ami jouait les dernières mesures de la chanson de sa vie. À ce moment, le vieillard ne parlait plus et gisait inerte sur son lit, les yeux fermés, respirant à peine. Ali était effondré. Il restait là, au pied du lit, les bras ballants, le regard fixe, incapable de prononcer un mot. Soudain, Ernest ouvrit en grand ses yeux blancs, comme pour regarder la mort en face ; lui qui ne voyait rien depuis si longtemps.

Alors Allah, le puissant, le miséricordieux, se pencha vers Ali et lui murmura quelque chose à l'oreille. Ali s'approcha de la tête du lit, posa la main sur l'épaule de mon grand-oncle et prononça d'une voix claire et assurée ce qui restera dans la mémoire des témoins de la scène comme le plus merveilleux mensonge qu'ils aient jamais entendu :

   Monsieur Zumbihl, je viens d'entendre à la radio... ils l'ont dit aux informations... ils se sont mis d'accord, à Évian... l'Algérie reste française... vous entendez ?... l'Algérie va rester française.

Et Ali sortit, la tête basse, honteux de ce qu'il venait de faire. Le vieux professeur de musique n'entendit sans doute rien et ma grand-mère lui ferma les yeux quelques instants plus tard.

Ali !… ce jour là tu as été grand comme le monde.

Voilà. C'est une histoire qui ressemble à un conte, mais c'est une histoire vraie. Comme disait Guareschi [1]  : "une de ces histoires simples qui arrivent parfois dans ces pays où les passions déchaînent les hommes et où le soleil tape dur sur la tête des pauvres gens".

[1] Giovanni Guareschi, père de Don Camillo.