Perdus dans la nuit

Trois heures du matin. Il pleut à verse. La 403 surchargée se traîne dans l'obscurité, entre les trombes d'eau, sur une petite route du sud-ouest, quelque part entre Toulouse et Agen.

C'est un break (au milieu des années soixante, on dit encore un "utilitaire" et parfois même une "fourgonnette"). La bagnole est pleine comme un œuf : trois sur la banquette avant, trois autres derrière, plus tout le matos de l'orchestre. Pourtant ça avance… tant bien que mal mais ça avance. La vieille Peugeot a les reins solides. Il n'y a plus un centimètre cube de libre. On a même des instruments sur les genoux. La galère !

Crevés. Personne n'en peut plus. On vient de se farcir une matinée-soirée sous un mobil dancing démontable, dans un bled paumé entre Toulouse et Pétaouchnok : départ d'Agen vers midi, arrivée à Gonfle-Les-Figues à une heure et demie, installation sur l'estrade branlante, musique de trois à sept, casse-croûte, et reprise de neuf heures à deux heures du matin.

Tout ça pour gagner trois-francs-six-sous, avec en prime une sono merdique, une ou deux bagarres d'ivrognes, les petits trous du cul qui apostrophent l'orchestre parce que la musique ne leur plait pas, et pour couronner le tout, le chargement de la bagnole sous la pluie. Tu parles d'un métier !

Et maintenant on est serrés dans cette saloperie de voiture, trempés, frissonnant de froid et de fatigue, ne pensant plus qu'à une seule chose : rentrer à la maison, se glisser dans un lit bien chaud et dormir, dormir, dormir…

Les autres dorment déjà d'ailleurs, la tête appuyée contre une vitre ou le menton sur la poitrine. Je ne sais pas comment ils font. Moi je ne pourrais pas dormir dans une position aussi inconfortable ; et pourtant je tombe de sommeil. Le chef d'orchestre ne dort pas non plus. Tant mieux !… c'est lui qui conduit.

Assis derrière lui, je me penche en avant et je parle pour l'aider à tenir le coup. J'essaie de trouver des sujets de conversation attrayants : la musique, les femmes… mais toutes les trois minutes on en revient à la pluie. Je le sens un peu inquiet, et à vrai dire je le suis aussi. La 403 n'est plus toute jeune et on lui en demande beaucoup. Si l'on tombe en rade en pleine cambrouse à trois heures du mat avec ce temps pourri, on est bons pour attendre jusqu'au matin à se les geler. Mais bon. Pour l'instant, le moteur a l'air de tourner rond et on roule… lentement, mais on roule.

Le problème c'est qu'on ne sait pas vraiment vers où. Tout ce qu'on peut affirmer, c'est qu'on est sur une route. Mais quelle route ? En repartant de Machin-Chose, la pluie était encore modérée et la visibilité acceptable. Aussi, pour gagner du temps, le chef n'a pas pris la direction qui menait droit à la nationale, mais un itinéraire indiqué par un indigène très sûr de lui qui nous a affirmé que ce raccourci nous ferait gagner un bon quart d'heure.

Résultat : on est paumés.

Ce qu'on espérait n'être qu'une averse passagère est devenu un déluge infernal, au point que le roulement de la pluie sur les tôles de la voiture couvre presque le bruit du moteur. C'est effrayant. Le chef est crispé sur le volant, penché en avant pour tenter de distinguer quelque chose à travers l'eau qui dégouline sur le pare-brise et contre laquelle les essuie-glaces poussifs ne peuvent plus rien. Au delà du capot, le monde visible s'arrête sur un rideau compact de pluie que la lumière jaunâtre des phares s'épuise à vouloir percer.

La sagesse exigerait qu'on s'arrête pour attendre qu'il pleuve moins et qu'un minimum de visibilité nous permette au moins de ne pas rouler en aveugles ; ça nous aiderait bien pour retrouver la bonne route. J'en fais la suggestion au chef mais il la rejette, prétextant que s'il stoppait le moteur, nous ne pourrions peut-être plus redémarrer. Ça c'est possible. Il ajoute avec humeur qu'il sait parfaitement où il va, et ça par contre, je n'y crois pas un poil.

Je commence à avoir vraiment peur, et je ne suis pas le seul. Deux ou trois autres passagers de ce vaisseau fantôme se sont réveillés. Ils ne parlent pas mais le reflet des phares éclaire assez leur visage pour qu'on puisse y lire de l'inquiétude. Bien qu'on avance au pas, la bagnole peut à tout instant basculer dans un fossé ou être emportée par un cours d'eau en crue. Mais le chef s'obstine contre toute raison et je n'ose plus rien lui dire. Ce n'est pas le moment de le contrarier.

Pour ajouter à mon appréhension, j'éprouve ce sentiment angoissant que nous sommes les seuls êtres vivants de ce désert noyé. Depuis notre départ, nous n'avons pas croisé un seul véhicule ; nous n'avons vu aucune habitation ; pas même une lumière dans la nuit. Je commence à prier, comme tous les lâches qui ne pensent à Dieu que lorsqu'ils ont besoin de Lui.

    Aaah !

L'exclamation de soulagement du chef nous sort de notre torpeur et nous redonne de l'espoir. Je me penche :

    Qu'est-ce qu'il y a ?

    Un patelin.

Nous plissons les yeux. Il a raison. À travers le mur de pluie brillent faiblement quelques lueurs. Sans doute une petite agglomération.

Tout le monde est réveillé à présent. Nous nous accrochons à ces lumières comme des naufragés à une épave. Ce n'est probablement qu'un village minuscule, peut-être même seulement un lieu-dit. Qu'importe ! nous ne sommes plus seuls. Il y a certainement à l'entrée de ce bled paumé un panneau indicateur qui va nous permettre de nous repérer sur la carte. Nous n'en demandons pas plus.

Mais à hauteur de la première baraque, pas la moindre indication ! Quelques dizaines de mètres plus loin, l'espoir nous a de nouveau abandonné. Ce groupe de constructions éparses n'est même pas un lieu-dit. Le chef jette l'éponge :

    Bon. J'en ai marre et plus que marre ! On s'arrête là et on attend qu'il pleuve moins.

Il y a quelques soupirs de déception, mais il a raison. Nous ne pouvons pas replonger dans cet enfer liquide sans le moindre repère. Sur notre droite apparaît une petite esplanade plantée de quelques arbres ; le chef manœuvre légèrement pour s'y garer.

Soudain une exclamation nous échappe. Dans la lumière des phares apparaît une surface brillante, de l'autre côté de la petite place, juste derrière les arbres. Pas de doute, c'est un rectangle réflectorisé avec une extrémité en pointe : un panneau indicateur ! Nous sommes sauvés.

Malheureusement, malgré la faible distance qui nous en sépare, la pluie qui continue de tomber en trombes nous empêche de déchiffrer depuis la voiture ce qu'indique le panneau. Quant à rapprocher la bagnole, c'est impossible à cause des arbres. Deux choses sont certaines : l'indication comprend plusieurs mots, et l'un des derniers groupes semble formé de chiffres… certainement un kilométrage !

    J'y vais, décide le chef, la main déjà posée sur la poignée de sa portière.

    Sans pépin ?… tu as vu ce qui dégringole ? Tu vas te tremper. Attends au moins que ça se calme un peu !

    Non. Je m'en fous. J'en ai vu d'autres. Et puis j'en ai ras-le bol. Il faut qu'on rentre ! J'y vais.

Le temps qu'il s'éjecte et repousse la portière, une gifle de pluie glacée balaye l'intérieur de la 403. Cette averse est d'une brutalité effrayante. Il va revenir dans un état !… Dans l'éclat des phares, on le voit courir, plié en deux sous la violence de l'eau, pataugeant dans les flaques. Il n'a qu'une dizaine de mètres à faire, mais il n'est pas près de les oublier. Aucun d'entre nous ne voudrait se trouver à sa place.

Arrivé au panneau, il redresse à peine la tête pour lire, puis fait aussitôt demi-tour et revient au galop, toujours cassé en deux sous le déluge. On lui ouvre d'avance la portière pour qu'il se mette plus vite à l'abri. Il se jette dans la voiture avec une expression hagarde, les cheveux dégoulinants, trempé de la tête aux pieds, inondant l'intérieur. C'est pire que ce qu'on imaginait. Il s'assoit sans pouvoir prononcer un seul mot, en claquant des dents. Il doit crever de froid.

    Alors ?… hasardé-je.

Il ne répond rien. Le visage fermé, il embraye en marche arrière, manœuvre pour reprendre la route et nous voilà repartis dans la nuit sans autre explication. J'interroge les autres du regard : qu'est-ce qu'on est en train de faire ? Pourquoi ne parle-t-il pas ? J'insiste :

    Chef, qu'est-ce qu'il y avait sur le panneau ?

    Ecoute, commence-t-il en s'efforçant visiblement de garder son calme, si tu veux me faire plaisir, ne me demande rien sur ce panneau ! (le ton monte peu à peu) Je ne veux plus qu'on me parle de ce putain de panneau ! (il finit par hurler) Que personne ne me fasse plus chier avec cette saloperie de panneau de merde !… Compris ?

Ah, ça pour comprendre, on a compris. On ne peut pas être plus clair. Nous nous regardons, ébahis. Qu'est-ce qui lui prend ? on ne l'a jamais vu aussi furieux.

Bon. Je passe sur la fin du voyage retour. La pluie s'est calmée un peu, on a retrouvé la bonne route et on a fini par arriver ; épuisés, transis, furieux contre cette météo pourrie, contre le plouc qui nous a indiqué ce raccourci de malheur, contre nous-mêmes pour avoir fait la connerie de l'écouter, mais on est arrivés. C'est le principal.

Le lendemain après-midi… ah ! j'ai oublié de dire que le chef d'orchestre est garagiste et qu'en semaine il m'emploie comme secrétaire. Donc, le lendemain après-midi, en me rendant au garage, je m'attends à le trouver alité avec une crève carabinée. Mais pas du tout ! une bagnole est déjà perchée sur le pont élévateur pour une vidange-graissage. En plus, il a plutôt l'air de bon poil.

    Salut chef !

Cette façon de m'adresser à lui tient plus du sobriquet que d'une quelconque marque de déférence. Après les banalités d'usage, je me dirige vers le petit bureau, mais il a quelque chose à ajouter :

    Euh… dis donc… pour cette histoire de panneau, cette nuit… ça t'intéresserait de savoir pourquoi j'étais en rogne quand je suis revenu trempé ?

Je suis étonné qu'il remette ça sur le tapis après sa gueulante dans la bagnole. Mais ce qui m'étonne le plus, c'est qu'il semble au bord du fou-rire.

    Tu parles si ça m'intéresse !

    Eh bien… sur ce putain de panneau… il y avait marqué… (il s'étouffe de rire, maintenant) il y avait marqué… "Superbe point de vue à 100 mètres" !