La dame de Paris et le capitaine

    C'est incroyable !

La dame de Paris était exaspérée.

    C'est incroyable, répéta-t-elle en fixant du regard une bouée de sauvetage comme pour la prendre à témoin, nous ne sommes jamais à l'heure. C'est insensé !

Elle appuya bien sur "jamais".

Le Memphis luttait avec peine contre le courant du Nil. C'était un très vieux bateau. Dans les meilleures conditions, il parvenait à doubler les felouques [1] et à son âge c'était déjà un exploit. Personne ne lui en demandait plus.

Personne sauf la dame de Paris qui aurait apprécié que le Memphis avance au moins aussi vite que l'âne qu'on apercevait trottinant sur la rive, guidé par un garçon juché au sommet d'un invraisemblable chargement de cannes à sucre. De fait, l'âne gagnait du terrain. Mais à cet endroit, le Nil se rétrécissait pour creuser son lit entre deux rives rocheuses et le courant se renforçait sur quelques centaines de mètres. Le vieux bateau faisait ce qu'il pouvait.

    À quelle heure avez-vous dit que nous arriverions à Kom Ombo ? demanda-t-elle une fois de plus au capitaine.

    Vers onze heures et quart madame, répéta le capitaine du Memphis sans se départir de son affabilité ni de son sourire.

    Et quart ?… vous n'avez pas dit onze heures dix tout à l'heure ? il me semble que vous m'avez parlé d'onze heures dix il y a un instant.

L'Égyptien s'inclina galamment vers la dame avec la distinction raffinée des levantins, une lueur de malice au coin de l'œil.

    Madame, si vous y tenez, je peux dire onze heure dix pour vous faire plaisir. C'est très facile de dire onze heure dix, vous savez ! Mais je vous assure que nous n'arriverions quand même pas avant onze heures et quart.

Le capitaine du Memphis était un homme imposant d'environ trente cinq ans, grand et fort, dont l'impeccable costume croisé dissimulait mal un début d'embonpoint. Toujours d'une exquise courtoisie avec les passagers, on le devinait autoritaire pour ses subordonnés. Avec son front large, son regard qui ne se détournait jamais et ses lèvres épaisses, il ressemblait étrangement au chef du village [2] , la superbe statue de bois qui fait l'admiration des visiteurs du musée du Caire.

La dame de Paris regarda au loin sans changer d'expression, ignorant ostensiblement l'humour du capitaine. C'était une dame qui avait de la suite dans les idées. C'est sans doute pour ça qu'elle était riche.

Car elle était très riche, même si ça ne se voyait pas. Elle ne portait aucun bijou ni vêtement de prix. Une robe très simple adaptée au climat de Haute Égypte, des chaussures plates pour la marche et une capeline sans âge posée n'importe comment sur ses cheveux courts constituaient toute sa toilette ce matin là.

Mais personne sur le Memphis ne pouvait ignorer qu'elle avait beaucoup d'argent puisque tous les passagers étaient ses invités. Elle dirigeait une énorme affaire de publicité à Paris et offrait de temps à autre à ses meilleurs clients un grand voyage aux frais de sa société. Pour ce mois de décembre mil neuf cent quatre-vingt, c'est en Égypte qu'elle avait choisi de les emmener.

Après un instant de réflexion, elle revint à la charge :

    Ça m'ennuie parce que j'ai fait dire à tout le monde d'être prêt à débarquer à onze heures.

    Quelle importance, madame ? Ils débarqueront un quart d'heure plus tard et voilà tout.

Elle sursauta d'indignation :

    Mais… je ne peux pas faire attendre mes invités ! ça ne se fait pas !

Le sourire de l'homme s'épanouit :

    Par ici ça se fait souvent vous savez !

Malgré la retenue que lui imposait sa fonction, le capitaine du Memphis avait une franche envie de rire. Il trouvait comique cette manie des Européens de faire un tas d'histoires pour des détails qui n'en valaient pas la peine, comme deux ou trois heures de retard par exemple. Le soir, lorsque les capitaines se retrouvaient entre eux aux escales, ils se racontaient les dernières lubies de leurs clients et s'en amusaient beaucoup entre deux bouffées de chicha [3] .

Pour sa part, la dame de Paris jugeait ces Égyptiens apathiques, insouciants, et pour tout dire paresseux. Ils étaient aimables, prévenants et promettaient la main sur le cœur que tout se passerait à la seconde près comme le programme le prévoyait. Ensuite ils faisaient exactement ce qu'ils voulaient, à leur propre rythme, et il ne restait plus qu'à s'en accommoder. Elle ne parvenait pas à l'accepter.

Elle avait été éduquée dans le culte de l'efficacité et de la précision, elle avait entendu mille fois "soyez bref", "le temps c'est de l'argent", etc. Elle appliquait à la lettre les règles fondamentales de la civilisation du profit et des multinationales.

On lui avait appris à courir, elle courait.

Les Égyptiens, contrairement à ce qu'elle pensait, n'étaient ni insouciants ni paresseux. Mais ils savaient depuis des millénaires que le soleil revenait chaque matin et la crue du Nil chaque été, quoi qu'il arrive. C'était avec ça qu'ils mesuraient le rythme de l'univers. La course stupide des aiguilles d'une montre leur était indifférente. Issu d'une famille modeste, le capitaine avait été élevé dans la tradition, le respect des anciens et l'amour de Dieu. Comme tous ses compatriotes, il appréciait les longues conversations à la veillée devant un thé à la menthe. Pour lui, savoir profiter du temps qui passe était une vertu.

On lui avait appris la patience, il patientait.

La dame de Paris se pencha au bastingage.

    Dites ! ce n'est pas le temple de Kom Ombo qu'on aperçoit là-bas, après la courbe ?

    Oui madame. Nous y sommes presque.

    Mais alors c'est formidable, tout va bien ! (elle était radieuse) Voyons, il est euh… onze heures moins le quart. Dans combien de temps y serons nous, d'après vous ?

    Dans une demi-heure madame. Il sera juste onze heures et quart.

Ce capitaine égyptien n'avait aucune pitié pour les dames de Paris.

Elle joua sa dernière carte :

    Ecoutez, je ne vous demande pas grand chose. Allez, dix minutes ! juste dix minutes… pour me faire plaisir.

Allons bon. Le coup du charme maintenant ! voilà qu'elle minaudait. Elle aurait vraiment tout essayé. Le capitaine l'observait, les bras croisés. Il en aurait à raconter à ses collègues, ce soir.

    Je ne demanderais pas mieux que de vous faire plaisir, madame, mais les machines tournent au maximum. Vous savez bien que je ne suis pour rien dans ce retard puisque nous sommes partis d'Edfou exactement à l'heure prévue (ça, c'était un gros mensonge). Mais le courant était fort ce matin et…

Pendant qu'il parlait, la dame de Paris s'était légèrement rapprochée, les mains jointes et la mine implorante. Il s'interrompit, désarmé.

    Dix minutes… murmura-t-elle.

Elle le regardait, les yeux tristes et avec un léger sourire, comme une petite fille qui demande un chou à la crème de plus. Tout un numéro !

Qu'Allah le puissant, le miséricordieux, lui pardonne. Le capitaine n'y résista pas. Il posa ses larges mains sur les épaules de la dame de Paris, la fixa droit dans les yeux et lui parla comme un père parle à son enfant pour lui transmettre sa sagesse, lentement, avec gravité, en détachant chaque mot pour donner plus de poids à ses paroles :

    Madame… ce pays est l'un des plus vieux pays du monde. Voilà cinq mille ans qu'il existe. Et dans cinq mille ans, les pyramides seront toujours là. Alors madame, que nous perdions ou que nous gagnions dix minutes, dites-moi !… qu'est-ce ce que ça peut bien faire ?

Puis le capitaine du Memphis s'inclina respectueusement et regagna la passerelle sans ajouter un mot.

Accoudé au bastingage, j'avais assisté en silence à toute la scène. Interdite, la dame de Paris me regarda sans me voir, les yeux ronds, et murmura en hochant la tête :

    En plus il a raison ce con.

[1] Barques égyptiennes à voile triangulaire.

[2] Le "cheikh-el-beled"

[3] Sorte de narguilé