Maurice se met à l'aise

(Lettre à Liliane du 3 juillet 2002)

Ceux qui ont eu la chance de rencontrer Maurice André peuvent te confirmer que le premier contact avec un homme d'une personnalité aussi attachante est un instant inoubliable. On a entendu ses disques, on l'a vu à la télé, on admire sa maîtrise de l'instrument, sa virtuosité, la souplesse de son phrasé, cette sonorité de cristal, l'émotion qui imprègne son jeu… bref, on est un inconditionnel, un fan, une groupie. Alors on est tout ému : on va enfin rencontrer le maître. On s'attend à découvrir une légende inaccessible, une icône glacée. On se voit presque un genou à terre et le front posé sur la main qu'il va daigner nous présenter dans son auguste mansuétude.

Tu penses que j'en fais une tonne ? tu as tort ; j'exagère à peine. J'ai croisé sur les plateaux de télévision quelques illuminés qui se prenaient vraiment pour le pape. Pauvres types ! je préfère ne pas en parler.

En novembre soixante-seize, je venais à peine d'entrer dans l'orchestre de Marc Laferrière qui animait chaque dimanche à midi Bon Appétit, un magazine télévisé d'Yves Mourousi réalisé en direct absolu. Il faut que tu saches que pour une émission en direct, les séquences doivent d'abord être répétées une à une. Ensuite on fait une répétition en continu de toute l'émission pour vérifier les enchaînements, le minutage, etc. Si tu ajoutes le temps nécessaire au réglage des micros, à la mise en place des caméras, à l'équilibre des lumières et au maquillage, tu comprends pourquoi la production convoquait tout son monde dès neuf heures du matin.

Un de ces dimanches, en arrivant, j'entends jouer une trompette. D'abord des gammes, et ensuite ce genre de petites phrases musicales tarabiscotées qu'il faut répéter et répéter en faisant varier la tonalité demi-ton par demi-ton. Un copain a baptisé ça "les chaussettes de l'archiduchesse", parce que pour les musiciens c'est un peu l'équivalent des exercices de diction que font les comédiens.

Je ne sais pas d'où vient ce son de trompette mais pour autant que je puisse en juger, le loustic qui souffle dans ce biniou est une méchante pointure.

D'habitude, l'émission se déroule à la maison de la radio, mais ce jour là elle a été déplacée chez Pathé où je n'ai jamais fichu les pieds. Un gardien me conduit au studio, encore assez calme à une heure aussi matinale. J'adresse un vague salut à quelques éclairagistes qui bossent déjà, et je pose mon instrument dans un coin.

    Monsieur… vous cherchez quelque chose ?

Je me retourne. La petite brune à lunettes qui vient de m'interpeller me rappelle quelqu'un. Elle serre dans le creux de son coude une planchette portant quelques feuilles de papier fixées par une pince métallique et fait machinalement tourner un stylo entre ses doigts. Un chrono est suspendu à son cou. J'y suis : c'est une assistante de production ou quelque chose comme ça. Miracle ! Elle me reconnaît. On se serre la main.

    Pouvez-vous me dire où sont les loges, s'il vous plait ?

    Les loges ? non. Mais LA loge, oui ! répond-elle avec un sourire faussement navré. Ici on est un peu à l'étroit. Il n'y a qu'une seule grande loge. Mais vous verrez, il y a de la place pour tout le monde. Je vous y conduit. Suivez-moi !

Je ne demande pas mieux. Balancée comme elle est, avec sa petite jupe serrée, je peux la suivre des heures. Surtout dans les escaliers ! Tout en marchant, elle tourne la tête à demi, me regarde par dessus ses lunettes et ajoute :

    Vous n'êtes pas le premier. Maurice André est là depuis un bon moment.

Ainsi c'est Maurice André ! Je ne m'étonne plus d'avoir eu la certitude que le gars qui faisait ses gammes connaissait son affaire. La petite s'arrête devant une porte et frappe quelques coups discrets avec son stylo. De l'autre côté, la trompette continue. La môme à l'habitude de gérer ce genre de situation. Maurice André ou pas, elle coince le stylo entre ses dents et assène sur la porte une rafale de coups de poings à assommer un mammouth. Gagné ! la trompette s'arrête et une voix lance : « Entrez ! ». Ça tombe bien, c'est justement ce qu'on voulait faire.

La fille pousse la porte, s'efface pour me laisser passer et referme derrière moi. La vache ! elle aurait pu me présenter. J'ai l'air de quoi, moi ?

Il est là, en pull à col roulé. C'est idiot mais je ne l'avais jamais imaginé autrement qu'en smoking. Il pose sa trompette, se lève et vient à ma rencontre. Je remarque qu'il est en pantoufles. La crinière argentée en désordre, il s'approche avec un sourire ravi et la main déjà tendue.

Je me présente.

    Maurice André, qu'il répond.

Celle-là c'est la meilleure… il se présente aussi ! Tu imagines un courtisan quelconque reçu en audience à Versailles et à qui le roi serrerait la paluche en disant : « salut mon pote, moi c'est Louis quatorze » !

Mais je ne suis pas au bout de mes surprises.

Alors que, pétrifié de trac, je bredouille lamentablement une platitude dans le genre « comment allez-vous ? », il tend son index vers moi et le pose doucement au milieu de ma lèvre supérieure, à l'endroit où les musiciens qui jouent d'un instrument à embouchure ont un petit méplat.

    Trombone ! annonce-t-il triomphalement.

    Euh… oui. (je dois avoir l'air parfaitement idiot)

    Je ne me trompe jamais. J'en vois tellement ! Chez les trompettistes, la forme est plus pointue. Et pour les cors, c'est vraiment très particulier. Tu joues avec qui ?

Et voilà ! il me tutoie. Il y a deux mois j'étais un petit musicaillon obscur qui ramait dans un restaurant de Bordeaux et ce matin le plus grand trompettiste du monde me tutoie. Si je n'attrape pas la grosse tête avec ça !

Le plus fort, c'est qu'une minute plus tard je me sens totalement à l'aise et que je m'adresse à lui comme si nous étions amis depuis des lustres. Cet homme est d'un abord si naturel qu'on a l'impression de l'avoir toujours connu.

Mon copain Patrice, qui est trompette à la Garde, m'a raconté sa première rencontre avec Maurice André. Très intimidé et en admiration, il voulait lui poser quelques questions sur lui, sur ses enregistrements en cours, sur les concerts qu'il donnait, s'il partait en tournée, etc. Maurice a d'abord répondu mais au bout d'un moment il a pris Patrice par le bras et lui a dit : « On s'en fiche de tout ça. Tu peux le lire dans une revue de musique classique. Mais moi je ne sais rien de toi. Raconte ! Qu'est-ce que tu as comme trompette ? Qu'est-ce que tu préfères jouer ? » etc.

Et il a interviewé Patrice pendant un quart d'heure !

Je pourrais t'écrire des pages sur les trois heures que nous avons eu le privilège de vivre près de cet artiste extraordinaire, ce fameux dimanche. Je n'en ai pas oublié une seule seconde. Mais pour que tu te fasses une idée de toute la bonhommie touchante de cet extraterrestre, il suffit d'une seule petite histoire.

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Un peu plus tard dans la matinée, tout le monde était en place dans le studio et c'était au tour de Maurice de répéter son passage. Il avait choisi de jouer un concerto de Telemann à la trompette baroque ; tu sais, cette trompette miniature qui ressemble à un jouet.

Il se met en place devant son micro et la voix gouailleuse de Marcel Fagès, le réalisateur de l'émission, résonne dans les hauts-parleurs du studio :

    Bon Maurice, c'est à toi quand tu veux.

    Attends, Marcel ! intervient l'artiste. Dis-moi !… tu me prends comment ?

    Hein ?

    Je parle de l'image. Comment on va me voir ?

    Ben euh… je vais te faire quelques gros plans et puis des plans plus larges pour alterner.

Dans le studio, on devine au ton du réalisateur qu'il est interloqué. D'habitude, ce sont plutôt les chanteuses qui ont des exigences : le bon profil, etc. S'il s'attendait…

    On me verra en entier ? insiste Maurice.

Fagès ricane :

    Bien sûr que non ! les écrans télés ne sont pas assez larges.

Marcel raffole de ce genre de vannes dont tout le monde a fait les frais un jour ou l'autre. Maurice André rigole comme les autres, mais il ne lâche pas prise pour autant :

    Sans déconner, dis-moi comment tu vas me cadrer !

    Dis donc, interroge Fagès, tu es toujours aussi emmerdant ou tu t'es entraîné exprès pour moi ? Je te ferai des plans américains. Voilà ! ça te va ?

    C'est quoi ce bazar ?

    (soupir)… tu seras cadré de la tête jusqu'à mi-cuisses.

    Ah ! s'exclame Maurice, donc on ne verra pas mes pieds !

    Puisque je te le dis !

    Bon. Alors je garde les pantoufles.

Eclat de rire général ! Maurice explique à Yves Mourousi en se fendant la poire :

    Je me suis trompé de pompes ce matin en préparant ma tenue. J'ai pris une paire de chaussures neuves et elles ne sont pas encore faites. Elles me font un mal de chien.

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Et voilà comment un dimanche de novembre soixante-seize, les téléspectateurs se sont régalés d'un superbe concerto de Telemann magistralement interprété par un Maurice André impeccable dans sa tenue de soirée, sans se douter le moins du monde que le maître avait les orteils bien à l'aise dans de confortables charentaises fourrées.