Le dernier curé

(à la mémoire de Michel D., dernier curé de Ménerville)

L'église de mon village n'existe plus.

Quand une église est détruite à la suite d'un incendie, d'un tremblement de terre ou d'un bombardement aérien, c'est un événement pénible, mais qu'on peut comprendre. Parce que ce sont des choses qui arrivent. On se cotise, on retrousse ses manches, et on la reconstruit encore plus belle qu'avant.

Mais une église qu'on démolit parce qu'elle ne sert plus à rien, c'est un crève-cœur. Surtout quand nos parents s'y sont mariés, qu'on y a été baptisé et que nos anciens y ont fait étape pour leur dernier voyage.

Ce sort lamentable fut pourtant celui de presque toutes les petites églises de mon pays natal après son indépendance. Elles ont subsisté quelques années, le plus souvent respectées des populations mais de plus en plus désertes. Finalement, l'archevêché a autorisé leur démolition ; la mort dans l'âme, je suppose. Parce qu'il n'y avait plus moyen de faire autrement.

Et le dernier jour est arrivé.

Dans la faible clarté du soir, une longue silhouette noire est apparue sur le parvis et a gravi les quelques marches du perron avec recueillement, une à une, presque en les savourant, comme pour en conserver à jamais le souvenir.

L'homme portait un manteau de voyage par dessus sa soutane et une modeste valise aux renforts usés qui ne contenait que quelques vêtements, deux ou trois livres, une photo jaunie de ses parents sertie dans un cadre nacré… toute sa fortune. Il a poussé le battant et un pauvre sourire s'est dessiné sur ses lèvres en retrouvant le grincement plaintif et familier des gonds, dont aucune huile n'avait jamais pu venir à bout. Puis il a glissé son béret dans une poche de son manteau et, accompagné du seul bruit de ses pas résonnant sur les vieilles dalles de pierre, le dernier curé de mon village s'est enfoncé dans la pénombre pour dire adieu à son église.

Après avoir cherché à tâtons l'interrupteur, il a allumé la veilleuse du chœur et saisi avec précaution le ciboire doré qu'il a emballé dans une feuille de papier journal avant de le coucher pieusement dans sa petite valise.

Et puis il est resté là, longtemps, les bras ballants, tout seul, comme il l'était chaque dimanche depuis des mois qu'il célébrait la grand messe dans une nef vide et silencieuse. Son regard s'est attardé sur chaque détail : le grand crucifix, la vierge Marie telle qu'elle était apparue à Bernadette de Lourdes, sainte Thérèse serrant sa croix et son bouquet de roses, la statue de Jeanne d'Arc brandissant son étendard, celle du pape saint Léon dont l'église portait le nom, barbu et solennel sous sa tiare dorée, le chemin de croix devant lequel se recueillaient les fidèles chaque soir de la semaine sainte, l'aile droite du transept où en décembre les enfants dressaient dans les rires la grande crèche de Noël avec son ange souriant qui hochait la tête à chaque pièce glissée dans le tronc, les ex-voto qui couvraient les murs, le confessionnal vermoulu où les petites gens venaient se faire absoudre de quelques peccadilles qu'ils prenaient pour de grands péchés, et là haut, quelque part dans l'ombre, derrière la balustrade de la galerie, le vieil harmonium poussif, muet depuis l'année soixante-trois, lorsque ce jeune homme qui fut le dernier à le faire chanter est parti comme tous les autres pour ne jamais revenir.

Quelle tristesse ! Pourtant, toute la journée, en mettant le presbytère en ordre pour le restituer à la commune, il avait tenté de se forger une détermination, un courage ; il s'était promis que ça ne se passerait pas comme ça et répété mille fois qu'une église n'était somme toute qu'un assemblage de pierres et de tuiles, qu'il y avait d'autres églises, que Dieu était partout… Peine perdue !

Alors il est tombé à genoux pour prier une dernière fois devant l'autel centenaire où ne brillerait plus jamais la flamme d'aucun cierge. Ce vieil autel qui avait vu tant de jolies mariées, tant de marraines souriantes et attendries par le bébé qu'elles portaient dans leurs bras, tant de larmes autour des cercueils couverts de fleurs, tant de premiers communiants fiers de leur costume si bien repassé. Il est resté là longtemps, priant à voix basse, écrasé par les souvenirs, entouré de fantômes, sans pouvoir se résoudre à partir. Encore un pater… encore une minute… rien qu'une !

Enfin résigné, le pauvre homme s'est relevé a regret, une boule dans la gorge. Il a pris sa vieille valise et s'est coiffé de son béret d'une main tremblante. Puis il a poussé un profond soupir, le cœur gros à éclater, et s'est mis en marche lentement le long de l'allée centrale, comme un condamné, en regardant droit devant lui.

Et il a quitté son église comme ça, sans éteindre la veilleuse, sans tirer le battant, sans reprendre la clef sur la porte… à quoi bon !

En descendant les marches du perron, misérable, étouffant de chagrin, il a bien pris garde de ne pas se retourner.

Surtout ne pas se retourner !…

Le lendemain, les pioches sont arrivées.