Une histoire suisse… une vraie !

C'est bien connu : pour un étranger, les Français ont tous des moustaches, un béret basque, une baguette de pain sous le bras, ils boivent trop de vin, sont friands d'escargots et ne peuvent pas aligner quatre mots sans dire "Oh lala".

Oh il n'y a pas de quoi rire ! tout le monde fait pareil. Pour une bonne partie des Français, les Italiens sont bruns, ont les mains baladeuses, jouent de la mandoline sous les balcons, se nourrissent exclusivement de pâtes et ne savent dire que "Mamma mia" en agitant les mains dans tous les sens.

Ça ne tient pas debout, bien sûr ! Sauf que sur le nombre de Français et d'Italiens en circulation, on ne peut pas complètement écarter la possibilité qu'il existe deux zigomars qui correspondent en tous points aux caricatures ci-dessus.

La preuve : je connais le Suisse des histoires suisses. Le vrai ! J'affirme qu'il existe. Je l'ai rencontré. Mieux que ça : j'ai joué plus de vingt ans avec lui dans le même orchestre. Alors pensez !

Il s'appelle Wani et vient de Zurich. Il faut s'imaginer un citoyen de plus de six pieds de haut, bien enveloppé de lard, luisant de santé, doré sur tranche, avec un visage large et un nez un peu tombant, le teint fleuri, le poil dru, moustache et barbe bien taillées, cheveux en brosse, et l'on a une première approche de la bête.

Le trait dominant de son caractère, c'est qu'il est toujours prêt à se fendre la poire pour un oui pour un non. La gaieté et la bonne humeur de Wani sont proverbiales et son rire généreux explose à la moindre occasion. Quand on a un petit coup de calcaire, pas besoin d'antidépresseurs ni de psy ! il suffit d'aller vider une chope de bière avec Wani. Succès garanti !

Signe particulier : il a appris le français à Montpellier, son premier point de chute en France. Le résultat, c'est qu'il est certainement le Suisse-Allemand le plus calé en jurons occitans. À part ça, il parle un français plutôt correct, mais avec un accent de Zurich taillé dans la masse.

Wani est un bon vivant aux goûts rustiques. Il apprécie principalement le fromage, la bière, et les demoiselles dotées de protubérances anatomiques significatives. En clair, disons qu'il préfère les nénettes qui ont de gros nibards et le reste à l'avenant. Quand il en parle, il a des yeux de faune.

Et surtout, il est lent. Mais lent !… à un point difficile à imaginer. Et c'est par ce trait qu'il personnifie le mieux le héros traditionnel des histoires suisses.

Attention ! il ne faut pas me faire dire ce que je n'ai pas dit. Il est lent, mais ça ne signifie pas qu'il soit bête. Dans un tas de domaines, Wani est même plus dégourdi que beaucoup d'autres, et que moi en particulier. Nous avons exercé ensemble le même métier pendant plus de vingt ans, avec à peu près les mêmes revenus : aujourd'hui, il a du bien au soleil et de l'argent de côté, alors que je suis fauché comme un champ de luzerne. La preuve qu'il est plus malin que moi !

La vérité, c'est que l'intérieur de sa tête n'est pas fichu comme celui de tout le monde. Lorsqu'on explique quelque chose à Wani, on a l'impression que les idées, une fois passées à travers les poils de ses grandes oreilles, cherchent leur chemin dans un embrouillamini de tuyaux et de soupapes, qu'elles tournent en rond, hésitent, reviennent sur leurs pas, se renseignent, consultent un plan, essaient une autre solution, etc. Il est clair qu'elles ont un mal fou à parvenir au centre de son cerveau. Le plus grand nombre y arrive bien trop tard pour servir à quoi que ce soit. D'autres n'ont plus donné de nouvelles depuis si longtemps que les recherches ont été abandonnées.

La même lenteur affecte également ses faits et gestes (exception faite de sa virtuosité insolente à la clarinette et au saxophone). Par exemple, en vingt ans d'orchestre, la même scène s'est reproduite des dizaines de fois : le chef nous indiquait la date, l'heure et le lieu de rendez-vous de notre prochaine prestation, et chacun de nous s'empressait de prendre note. Pendant ce temps, Wani fourrageait dans sa sacoche, explorait ses poches l'une après l'autre en ronchonnant, finissait par mettre la main sur son agenda, récupérait par terre le stylo tombé de sa veste et qui avait roulé sous sa chaise, s'installait au coin d'une table, chaussait ses lunettes, et se déclarait enfin prêt à noter. Il ne restait plus qu'à tout lui répéter.

Comme la plupart des étrangers ayant appris le français sur le tas, Wani ne sait pas toujours différencier les expressions correctes de celles qu'il vaut mieux éviter d'employer dans la bonne société. Je ne suis pas près d'oublier, un soir où nous dînions dans un restaurant assez classe, le regard de réprobation méprisante d'un maître d'hôtel très "majordome anglais", lorsque Wani, après avoir longuement promené son grand nez sur chaque fromage du plateau, précisa qu'il préférait ceux "qui chlinguent un max" !… Je ne savais plus où me mettre.

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Vers la fin des années soixante-dix, Christian, un copain restaurateur de l'île de Ré, invita les musiciens de l'orchestre et leurs compagnes à passer quelques jours de vacances chez lui hors-saison, au mois de mai.

Son restaurant était situé aux environs de Saint Clément des Baleines, en bordure du petit bois de Trousse-Chemise si joliment chanté par Charles Aznavour.

Nous étions vraiment en vacances et n'avions apporté nos instruments de musique que pour le plaisir. Par contre, il était prévu que l'orchestre revienne deux ou trois jours en juillet pour assurer l'animation musicale du restaurant, que Christian espérait voir chaque soir envahi d'estivants. Cet optimisme ne l'avait pas empêché de prévoir le cas où il n'aurait pas en juillet les moyens de nous rétribuer d'un cachet à la hauteur de nos ambitions. Aussi avait-il imaginé ce moyen sympathique de nous inviter en mai ; pour nous avancer une partie de notre cachet en nature, en quelque sorte.

Wani avait épousé Éliane quelques mois auparavant et ils formaient, en dépit de leur mariage tardif, un couple heureux et parfaitement assorti. Éliane était comme Wani germanophone d'origine, mais son accent était un peu moins rugueux que celui de son mari. Tous deux parlaient allemand en privé, mais avaient la courtoisie de ne s'exprimer qu'en français en notre compagnie.

Ils s'efforçaient par jeu d'afficher une naïveté de jeunes mariés. Cependant, cette candeur affectée qui aurait pu faire sourire en raison de leur âge ne parvenait qu'à les rendre adorables. Ils étaient touchants de tendresse, se donnaient les diminutifs affectueux de Shnabi et Shnipi (!) et mettaient une bonne volonté ingénue à montrer qu'ils partageaient les mêmes goûts en tout.

Ils s'étaient ainsi découverts une passion commune pour la nature, l'observation des oiseaux et la vie au grand air. Dédaignant l'automobile, qu'ils jugeaient inadaptée à la découverte de nouveaux paysages, ils s'étaient équipés de cyclomoteurs et disparaissaient chaque matin aussitôt après le petit déjeuner, bardés de provisions, de boissons fraîches et de matériel photographique.

Ils rentraient parfois pour midi, mais le plus souvent on ne les voyait revenir que dans la soirée, fourbus, ruisselants de sueur, couverts de poussière, mais heureux à en crever.

Un soir, au cours du dîner, comme chacun racontait ses activités de la journée, Wani nous en apprend une belle :

    Ah ! nous, cet abrès-miti, on a fait du nadurisme.

Une parenthèse : je réalise que si je m'entête à essayer de reproduire l'accent allemand sur le papier, les quelques dialogues de cette histoire vont devenir incompréhensibles. Alors j'y renonce la mort dans l'âme et me résigne à traduire désormais les répliques de Wani et d'Éliane en version française. En contrepartie, le lecteur est prié de les lire avec l'accent adéquat et en traînant bien sur les syllabes. Je sais que c'est difficile, mais chacun doit y mettre du sien.

Donc, Wani nous apprend qu'Éliane et lui ont passé l'après-midi à poil dans la nature.

On laisse d'abord récupérer ceux qui viennent de s'étrangler en avalant leur potage de travers, puis chacun interroge les tourtereaux sur leur nouvelle lubie. Comme Éliane juge convenable de baisser les yeux en rougissant comme une jouvencelle, Christian demande à Wani :

    Et où avez-vous fait du naturisme ?

    Sur la plage de Saint Clément, répond le lumineux.

    Oui évidemment, approuve Marc. En ce moment il n'y a pas de vacanciers sur la plage. Vous pouvez courir trois kilomètres le derrière à l'air sans rencontrer personne.

    Ah ben non alors ! l'interrompt Wani en accompagnant cette interjection qui lui est familière d'un vigoureux mouvement de dénégation de la tête. Il y avait un pêcheur ! et nous, on aime bien se mettre tout nus pour profiter du soleil, mais on ne veut pas que quelqu'un puisse nous voir.

    Ben… fais-je remarquer, tu viens de dire que vous y étiez, sur la plage de Saint Clément !

    Au début on voulait, intervient Éliane. Mais quand on a vu le pêcheur, on a cherché un meilleur endroit.

    Et on en a trouvé un super, enchaîne le Suisse de course. Juste derrière un blockhaus !

Pour qui n'a pas connu la plage de Saint Clément des Baleines à cette époque, il faut préciser qu'elle n'avait guère changé d'aspect depuis la fin de la deuxième guerre mondiale ; une immense étendue de sable doré, large comme un champ de blé, et bordée sur toute sa longueur d'un remblai naturel que les Allemands avaient farci de constructions en béton : les fameux blockhaus du mur de l'Atlantique.

    Oui, renchérit Éliane. On s'est mis derrière le deuxième blockhaus, celui où quelqu'un a peint des fausses fenêtres.

    Hein ? sursaute Christian, mais c'est dégueulasse derrière ce blockhaus ! les gens y jettent un tas de cochonneries. Vous êtes sûrs que c'est celui-là ?

    Bien sûr que c'est celui-là, confirme Wani, mais on n'est pas fous, quand même ! Avant de nous installer, on a tout nettoyé.

Enorme succès autour de la table ! Tout le monde se représente la scène : les deux rigolos le cul à l'air et les breloques pendantes, en train de ramasser soigneusement les bouteilles en plastique, les canettes de Coca et autres saloperies, juste pour dégager un coin de sable où ils puissent étendre leurs serviettes. Et tout ça en baragouinant en allemand, par dessus le marché ! On est pliés de rire. J'en ai les larmes aux yeux.

Et pourtant, à cet instant, qui pourrait imaginer que le plus beau reste à venir !

Le temps de retrouver sa respiration, et Christian pose à Wani la question que tout le monde se pose :

    Mais enfin, pourquoi avoir choisi cet endroit ? si vous vouliez absolument vous cacher derrière un blockhaus, vous aviez le choix ! derrière les autres, c'est propre !

Wani et Éliane échangent un regard de commisération, comme si notre manque de jugeote leur faisait pitié. Finalement, c'est elle qui daigne éclairer notre lanterne, sur le ton patient qu'on prend pour s'adresser à des demeurés :

    Mais justement ! on voulait essayer cet endroit parce que tout le monde sait que ce n'est pas propre ! Alors personne n'y vient jamais.

    Et comme ça, poursuit Wani sur le même ton, lorsqu'on reviendra en juillet, Éliane et moi on aura notre petit coin à nous pour faire du naturisme tranquillement. Vous comprenez ?

    Mais ça ne tient pas debout ! s'exclame Christian. En juillet, il y a vingt mille personnes sur la plage, tous les jours. Votre fameux petit coin tranquille sera toujours occupé !

    Sûrement pas ! laisse tomber calmement Éliane.

    Comment ça "sûrement pas" ?… pourquoi ?

Et dans le silence, alors que nous nous sommes arrêtés de manger, la fourchette en l'air et les yeux fixés sur les deux schtroumpfs comme ceux des apôtres sur le messie, Wani nous révèle le moyen extravagant qu'Éliane et lui ont imaginé pour réserver leur emplacement :

    Parce que, avant de partir… on a remis toutes les ordures !

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Éliane nous a quitté voici quelques années. Mais Wani n'a pas tellement changé depuis ces beaux jours à l'île de Ré, si ce n'est qu'il a vingt-quatre ans de plus et un bon paquet de kilos supplémentaires. En fait, il est devenu pour ainsi dire sphérique. Il y a peu de temps, comme je lui demandais combien il pesait maintenant, il a répondu dans un grand rire :

    Ch'en sais rien ! Che peux plus foir la palance à cause de mon fentre !

Quel phénomène ! et quel caractère merveilleux ! en vingt ans de travail en commun, je ne crois pas qu'on se soit disputés une seule fois. Avec Wani, tous les problèmes finissent par un éclat de rire ou par une chope de bière… souvent les deux !

Alors bien sûr, je lui ai passé un coup de fil pour lui demander l'autorisation de raconter cette histoire ; d'abord par correction, et surtout parce que je tiens à son estime et que je m'en voudrais de le froisser. Comme je m'y attendais, il a non seulement été d'accord, mais en plus il était ravi.

Ça ne m'a pas vraiment étonné. Il faut dire que cette histoire est un grand classique de mon répertoire et que je la raconte très souvent, entre amis ou à la fin d'un repas de copains. Eh bien à chaque fois que Wani est présent, c'est lui qui me demande de la ressortir !

Et ce qui fait mon bonheur, c'est qu'au moment de la chute, il rit plus fort que tout le monde !