Encore perdus dans la nuit !

Cette autre histoire de musiciens égarés en pleine nuit sur une route inconnue n'a pas grand chose de commun avec la première. Il y pleut beaucoup moins, nous sommes loin de Toulouse et vingt ans ont passé. Mais c'est surtout sa chute qui la rend singulière ; la fin de cette histoire laisse dans la bouche comme un arrière-goût d'humour noir.

Ça doit se situer vers le milieu des années quatre-vingt. Nous rentrions de Vienne ; pas la nôtre, dans la vallée du Rhône, mais l'autre : celle des Strauss, François-Joseph, Freud, et autres vielles barbes. Nous venions d'y passer deux jours pour animer l'anniversaire de Franz, un authentique prince autrichien, fan de l'orchestre depuis des années.

J'ai oublié dans quelle voiture nous voyagions. Ça ne m'étonne qu'à moitié car Marc Laferrière [1] change de bagnole beaucoup plus souvent que le commun des saxophonistes. Il les achète, les revend, les use, les échange ou se les fait voler à un rythme que tout le monde a renoncé à suivre depuis longtemps.

Brigitte, l'épouse de Marc, était de la partie. D'ordinaire, les musiciens ne peuvent pas emmener leurs compagnes aux soirées privées, mais Franz connaissait personnellement Brigitte et l'avait invitée. J'étais à l'arrière avec un autre musicien.

Comme la fête s'était prolongée tard dans la nuit, nous nous étions accordés une grasse matinée et avions quitté Vienne à une heure avancée de l'après-midi, après un déjeuner roboratif. Rien ne nous pressait, et le temps qu'il nous faudrait pour rejoindre nos pénates était le dernier de nos soucis. D'ailleurs, je n'ai jamais vu Marc se préoccuper de "faire une bonne moyenne" sur la route. Notre programme de retour prévoyait au contraire toutes les haltes que nous estimerions nécessaires au repos et au ravitaillement de la voiture et de ses passagers. Il était même question de prendre un hôtel n'importe où si nous nous sentions trop crevés pour faire le trajet d'une seule traite. Difficile d'être plus raisonnables !

L'itinéraire de Vienne à Paris est sans mystère : autoroute d'un bout à l'autre via Munich et Strasbourg. La traversée de l'Autriche dura ce qu'il restait de l'après-midi, et la frontière allemande fut atteinte dans la soirée.

Et c'est précisément en entrant en Allemagne que Brigitte manifesta soudain une envie irrésistible de manger une choucroute !

Qu'elle ait faim n'était pas surprenant, car le repas de midi était déjà loin et il était presque vingt heures. Mais pourquoi une choucroute ? La question posée, elle répondit que tout le monde savait parfaitement que ce plat était une spécialité allemande et qu'il lui paraissait tout naturel de profiter du fait que nous passions par l'Allemagne pour déguster une bonne choucroute.

Marc et moi étions persuadés que la choucroute était plutôt une spécialité alsacienne et nous eûmes l'impudence de faire part de notre avis à Brigitte. Ce à quoi elle répondit de sa jolie voix douce mais sur un ton sans réplique qu'elle était certaine de ce qu'elle avançait et que nous n'y connaissions rien.

Et voilà pour nous ! il ne nous restait plus qu'à mettre ça dans notre poche avec notre mouchoir par dessus.

Au moment d'écrire ces lignes, pour en avoir le cœur net et enrichir du même coup mes connaissances en gastronomie, j'ai cherché à me renseigner sur cette affaire de suprématie entre l'Allemagne et l'Alsace en matière de choucroute. D'après l'évangile selon saint Internet, il semblerait que les Allemands l'aient adoptée avant les Alsaciens, mais que la façon de l'accommoder à l'alsacienne soit de loin la plus appréciée. Brigitte avait donc raison, mais nous n'avions pas tort.

Quoi qu'il en soit, il nous sembla ce soir là que s'il était possible de se faire servir une pizza au Japon ou un canard laqué à Plougastel, nous devrions dénicher sans trop de peine une choucroute en Bavière. Surtout dans une grande ville comme Munich, d'où nous n'étions plus très loin.

Entre temps, alors que la journée avait été splendide, l'humidité était tombée avec la nuit. Pas encore de la pluie, mais un léger brouillard qui commençait à envelopper les phares des voitures et les lumières des villes d'un halo cotonneux. Cependant la visibilité restait suffisante pour circuler en toute sécurité, surtout à l'allure modérée que Marc observait. Notre idée était d'entrer dans Munich, où nous pensions trouver un grand choix d'établissements sympathiques et accueillants ; car naturellement, nous préférions éviter les restaurants d'autoroute pour des raisons sur lesquelles il est superflu de s'attarder.

Par malchance, sur l'autobahn qui contourne Munich par le nord, la circulation devint si dense que notre idée commença à battre de l'aile. Toutes les bretelles de sorties vers le centre étaient sursaturées. Persister à vouloir pénétrer en ville n'était pas raisonnable.

Marc proposa alors de sortir plutôt côté banlieue, et d'essayer de dénicher l'auberge de nos rêves à la périphérie immédiate de la ville. De ce côté-ci, la circulation semblait plus fluide, et l'on prendrait bien soin de ne pas trop s'éloigner de l'autoroute afin d'y revenir facilement.

Dès lors, notre destin était en marche. Nous allions droit à un rendez-vous dont nous nous serions bien passés.

En y repensant aujourd'hui, je trouve qu'on était quand même un rien gonflés. Car si l'on peut raisonnablement espérer dénicher en plein cœur d'une cité aussi cosmopolite que Munich un restaurant où quelqu'un parle français, cet espoir s'amenuise nettement en s'éloignant du centre. Or, à nous quatre réunis, nous ne pouvions pas aligner plus d'une demi-douzaine de mots d'allemand. En fait, toute notre maîtrise de la langue de Goethe se limitait à ce que nous avions retenu de films comme Le jour le plus long ou Les canons de Navaronne ; et qu'on le veuille ou non, il faut bien avouer que "schnell", "alarm", "kaputt" et "mein Gött", c'est quand même un peu juste pour commander une choucroute.

Cependant, au moment des faits, ces considérations secondaires ne nous effleurèrent même pas. Nos pensées se tournaient vers une seule et unique préoccupation : manger !

Marc quitta donc l'autobahn à la première sortie et quinze secondes plus tard, nous étions définitivement perdus, ce qui constitue probablement le record du monde de la spécialité.

Deux raisons expliquent cette performance historique :

D'abord, nous nous attendions à ce que la bretelle de sortie nous largue gentiment aux abords d'un patelin identifiable sur un plan. Je t'en fiche ! la voiture se retrouva tout de suite embringuée dans une invraisemblable série d'échangeurs dont chaque bifurcation donnait le choix entre deux ou trois directions aux noms plus compliqués les uns que les autres. Plus question de München ou d'Augsburg qui nous auraient permis de nous orienter sur une carte ! Ce n'étaient que des Fahrenzhausen, Hallbergmoos, et autres noms à rallonge si encombrés de consonnes que nous parvenions à peine à les déchiffrer. Inutile de préciser que les voitures qui nous talonnaient ne nous laissaient pas le temps de choisir ! à chaque bifurcation, Marc se voyait forcé d'opter sans délai pour une direction ou pour une autre au pifomètre absolu.

L'autre raison est cette obstination stupide des Allemands à rédiger leur signalisation routière dans leur propre langue. Il paraît que c'est normal, mais nous, ça ne nous aidait pas.

Pour couronner le tout, une fois délivrée du labyrinthe des échangeurs, la voiture déboucha sans transition en pleine campagne, comme à mille lieues de toute zone habitée. Pourtant, Munich n'était forcément qu'à un jet de pierre, mais dans quelle direction ? aucun panneau indicateur ne mentionnait plus le nom de la capitale bavaroise.

Alors que l'ambiance était encore à la plaisanterie quelques minutes auparavant, un silence consterné s'installa dans la voiture. Comment pouvait-on s'égarer aussi vite ? et surtout aussi près d'une grande ville ! Cette petite route aurait aussi bien pu se trouver au cœur de la Mongolie. La seule tache de lumière était celle de nos phares. Aucun village n'émergeait de l'obscurité et, comme toujours dans ces cas là, nous avions cette impression angoissante d'être seuls au monde. Depuis notre sortie des échangeurs, nous n'avions pas croisé le moindre véhicule. Cette route ne venait de nulle part et ne menait nulle part. Nous étions perdus, perdus, perdus !

Le brouillard s'était épaissi et se déposait sur les vitrages de la voiture en une fine couche de bruine collante. Les essuie-glaces suffisaient à maintenir une visibilité acceptable vers l'avant mais les autres vitres ressemblaient à du verre dépoli. Notre moral dégringolait en chute libre.

Que faire ? nous résigner à faire demi-tour pour regagner l'autoroute que nous avions quittée ? c'était revenir à la case départ, replonger dans les embarras de circulation et surtout renoncer à nous restaurer. Marc proposa sagement de persister dans le même sens quelques kilomètres de plus. Après tout, il n'était que vingt heures trente ! il serait toujours temps de retourner vers Munich un peu plus tard si nous ne trouvions rien dans cette direction. Sa proposition fut agréée sans enthousiasme. Personne n'y croyait plus vraiment.

Le brouillard était maintenant devenu un crachin poisseux qui collait aux balais des essuie-glaces. La chaussée luisait sous les phares et Marc roulait lentement pour faire face à toute mauvaise surprise. Aucun d'entre nous ne disait mot. Le moral était au plus bas. Pour ma part, alors que j'avais vécu à plusieurs reprises des situations semblables et parfois bien plus critiques, je me sentais submergé par une peur incoercible. J'essayais de me ressaisir, mais en vain ! Pour une raison inexplicable, j'étouffais d'angoisse. Cette errance dans la nuit sale, sur cette route triste et inconnue, personnifiait pour moi le désespoir à l'état brut. Prémonition ?… peut-être.

Sur combien de kilomètres se prolongea cette équipée sinistre ? des dizaines, me sembla-t-il. En réalité beaucoup moins : peut-être pas plus de quatre ou cinq.

Au grand soulagement de tous, Marc renonça enfin à poursuivre plus avant. Il déclara qu'à son avis, il n'y avait rien d'autre au bout de cette route qu'un trou noir, une sorte de triangle des Bermudes dans lequel les gens et les choses disparaissaient sans laisser de trace, et que nous ferions mieux de revenir sur nos pas pendant qu'il en était encore temps.

Et c'est à cet instant, au détour d'un virage, que des lueurs surgirent de la nuit. L'espace d'un instant, nos phares éclairèrent un panneau indiquant le nom d'une agglomération.

Six lettres… six lettres seulement !… mais qui forment un nom de mort. Un nom dont la seule lecture suffit à glacer d'effroi les âmes les plus endurcies :

DACHAU

Il y eut peu de commentaires. Marc exécuta un demi-tour impeccable, nous rejoignîmes l'autoroute avec l'impression de renaître à la vie et décidâmes d'un commun accord de ne plus nous arrêter avant d'avoir franchi la frontière française.

De toutes façons, nous n'avions plus faim.

[1] Célèbre musicien de jazz français, mon chef d'orchestre et ami depuis 1976.