Le record du monde de trombone à coulisse

« Le jazz n'est pas mort… mais il a une drôle d'odeur ! »

Cette boutade aigre-douce d'un copain trompettiste résume malheureusement trop bien le sort du jazz en ce début de siècle. Que reste-t-il aujourd'hui de cette musique qu'on a crue éternelle ? Je veux dire : qu'en reste-t-il de vivant ?… à vrai dire pas grand chose !

Même si des amoureux du jazz persistent contre vents et marées à organiser festival sur festival, même si des jazz clubs et des associations se créent encore ici où là, même si de jeunes musiciens de talent s'y consacrent avec ferveur, il faut bien reconnaître que le jazz n'est plus la musique populaire qu'il fut jusqu'aux années soixante-dix. Et il est peu probable qu'il le redevienne jamais.

Car ce jazz, considéré de nos jours par une partie du public comme uniquement accessible aux initiés, ou par la majorité des jeunes comme une musique super ringarde réservée à quelques vieux chnoques complètement largués, ce jazz fut autrefois très populaire. Et à un point difficilement imaginable aujourd'hui !

Prenons l'exemple de Sidney Bechet, puisque c'est en France que sa carrière connut son apogée. Il est maintenant courant d'entendre déclarer que Sidney Bechet était une grande vedette de jazz des années cinquante.

Faux, faux et archi-faux ! Sidney Bechet fut un immense musicien de jazz, mais l'expression "vedette de jazz" est par trop restrictive, car elle sous-entend que sa musique ne pouvait intéresser que les amateurs de cette forme d'expression musicale. Or, à l'époque, Bechet était une grande vedette tout court ! au même titre qu'Edith Piaf ou Charles Trenet ! Ses concerts attiraient autant de monde que ceux des plus grands noms de la chanson, et souvent bien d'avantage ! Bien avant les pop stars, il fut en permanence traqué par les paparazzi. Tout ce qui concernait sa vie publique ou privée, comme son légendaire mariage sur la Riviera, constituait un évènement dont les magazines se disputaient l'exclusivité. Ses disques s'arrachaient dès leur sortie et toutes les générations fredonnaient Petite fleur, Dans les rues d'Antibes, Premier bal ou Les oignons.

Et puisqu'il est de bon ton aujourd'hui de mesurer le succès d'un concert à l'état de dégradation dans lequel le public laisse les lieux, rappelons que c'est en cinquante-cinq, au cours d'une mémorable soirée à l'Olympia organisée pour fêter le millionième disque de Sidney Bechet, que furent cassés les premiers fauteuils de l'histoire du show-biz. Même s'il n'y a pas lieu de se féliciter de ce genre de débordements stupides, l'incident montre à quel point cette musique était populaire et déchaînait l'enthousiasme des foules.

Tout de suite après la seconde guerre mondiale, en France comme ailleurs, les étudiants furent parmi les premiers à prendre conscience du potentiel de convivialité et de bonne humeur de cette forme de musique. Bientôt, chaque faculté, chaque grande école put s'enorgueillir de posséder sa propre formation de jazz. Cette tradition perdura plusieurs dizaines d'années et de grands instrumentistes découvrirent ainsi leur véritable voie, abandonnant sans regret la médecine pour le piano ou l'architecture pour le saxophone. Mais la majorité de ces étudiants fous de jazz restèrent de brillants amateurs et ce n'est pas un hasard si, en France, les meilleures formations non professionnelles furent pour la plupart longtemps constituées d'ingénieurs, architectes, pharmaciens, toubibs ou notaires.

Comme les autres villes de France, Alger avait ses orchestres universitaires dont le plus connu était celui du clarinettiste Jean-Christian Michel [1] . Aussi débarquai-je à l'École Normale d'Instituteurs en octobre cinquante-huit avec la ferme intention de battre le rappel de tous les musiciens qui pourraient s'y trouver, pour constituer un orchestre placé (naturellement) sous ma direction. Mais j'appris en arrivant qu'une petite formation de jazz composée d'élèves de deuxième année existait déjà, et qu'elle ouvrirait chaque vendredi soir la séance hebdomadaire de cinéma.

Imbu de ma "longue expérience" – pensez !… je jouais dans les bals depuis deux ans –, je dégoulinais de vanité et me résignais avec bienveillance à devoir supporter les efforts laborieux de trois ou quatre néophytes alignant quelques notes bancales sur un rythme incertain. Dans ma grande magnanimité, j'avais d'avance pitié d'eux et me promettais de les aider – si toutefois c'était possible – à sortir de leur indigence musicale.

Sombre crétin !

Dès les premières secondes où je les entendis jouer, je fus soufflé… littéralement stupéfié par l'énergie farouche que dégageaient ces garçons. José attaqua sur son tom basse un battement évoquant les tambours apaches avec une puissance et une décision qui me coupèrent la respiration. Dans la salle, l'ambiance grimpa au quart de tour. Encore quelques mesures de ce prélude diabolique et la clarinette de Jean-Jacques cisela dans le marbre les premières notes de Big Chief.

Inouï ! j'étais en apnée, les yeux écarquillés, la bouche ouverte. Je n'avais jamais rien entendu de pareil en direct. Il y avait dans cette musique une force, une précision, un swing qui m'arrachaient les tripes. Je connaissais un peu le jazz pour en avoir écouté à la radio ou sur disques, mais là c'était différent ; ce que j'entendais était autre chose qu'une suite de sons inertes. Cette musique possédait un pouvoir extraordinaire : elle vivait ! Je venais de prendre un coup de poing d'une tonne dans l'estomac.

Inutile de préciser que cette découverte m'avait ramené instantanément à la modestie absolue : ces types n'avaient pas besoin de moi pour faire de la bonne musique. Et même, question jazz, je ne leur arrivais pas à la cheville. J'en eus d'ailleurs la douloureuse confirmation quelques jours plus tard, lorsqu'un copain fit savoir à Jean-Jacques que j'étais musicien. Il me convoqua en classe de maths-élem à la pause de midi pour m'auditionner et accepta même de me prêter sa clarinette, avec la recommandation habituelle :

    Ne mets pas tes dents sur le bec !

Je ne vois pas comment j'en aurais eu le temps. Trente secondes plus tard, il me reprit son instrument des mains et le couperet s'abattit :

    Non ! c'est pas bon. Tu connais rien au jazz.

Ce qui était l'absolue vérité.

J'étais mortifié. Moi qui me prenais pour un cador, ma première tentative de faire partie d'un orchestre de jazz se soldait par un échec. Ma carrière démarrait bien : j'avais été viré avant de commencer.

Bien décidé à corriger le tir, je passai dorénavant une bonne partie de mes loisirs à écouter du jazz, à lire des revues, à apprendre d'autres morceaux que les sempiternels douze tubes de Sydney Bechet qu'on entendait partout, et surtout à jouer et rejouer du jazz, m'entraînant à improviser à la clarinette et au saxo, les seuls instruments à vent que je pratiquais à l'époque. Tant et si bien que vers le milieu de l'année scolaire, je fus enfin admis à intégrer l'orchestre de l'école en tant que saxophoniste. Autrement dit, je me retrouvais pratiquement leader de la formation… la vengeance de Zorro !

Comme je n'avais qu'un saxo alto, je jouais dans les aigus en forçant sur le vibrato pour imiter le soprano de Bechet. C'était probablement horrible, mais Dieu merci, personne ne possède d'enregistrement de cette période. Enfin j'espère.

À partir de la rentrée suivante, l'orchestre s'enrichit peu à peu de musiciens supplémentaires : un vrai pianiste (l'ancien faisait un peu semblant de jouer), et Jean-Claude, un grand garçon flegmatique qui jouait de la guitare et du banjo. Notre musique commençait vraiment à tenir la route et naturellement, l'envie de nous faire connaître du public algérois ne tarda pas à nous chatouiller.

Les choses allèrent bon train. Deux éléments extérieurs à l'école furent rapidement recrutés : un trompettiste au jeu élégant et un nouveau pianiste à la technique affirmée. Cette fois, nous étions parés pour affronter le verdict populaire. La nouvelle formation fit deux ou trois essais en public et nous jugeâmes l'accueil que nous réserva l'auditoire suffisamment positif pour nous convaincre que nous étions d'ores et déjà fin prêts pour la radio et la télévision.

Aujourd'hui, bien sûr, l'opinion complaisante que nous avions de nous-même peut faire sourire. Il est probable que notre jazz était tout juste acceptable. Mais à dix-sept ans on a les dents longues et l'envie de mordre. Cette jeunesse que la guerre d'Algérie nous volait en partie, la musique nous aidait à l'accomplir. Aucun d'entre nous n'en était conscient, mais je crois que notre passion de jouer était en partie une revanche : une revanche contre le couvre-feu, contre les fouilles dans les magasins, contre les autocars mitraillés, contre les grenades aveugles qui roulaient jusque sous les flippers…

Qui se débrouilla pour nous faire passer à la radio ? je ne m'en souviens plus, mais je ne serais pas étonné que ce soit José, notre batteur. Il avait un culot phénoménal, ses entrées partout, il connaissait tout le monde et n'avait peur de personne [2] . Les négociations furent rondement menées et aboutirent à un engagement à radio Alger pour une prochaine émission du Club des Jeunes.

Rendez-vous était pris pour le jeudi suivant et il ne nous restait que peu de temps pour parer au plus urgent, à savoir prévenir le ban et l'arrière ban de nos familles, amis et connaissances que nous allions jouer à la radio. En dehors de cette formalité incontournable, je n'ai pas le souvenir que nous ayons éprouvé une angoisse quelconque avant l'émission. D'ailleurs, nous n'avions aucune raison d'avoir le trac puisque nous étions les meilleurs… Ben voyons !

Ce que nous n'avions pas prévu, c'est que l'orchestre sortirait de cette première émission de radio avec un vrai nom de baptême : un petit chef d'œuvre d'astuce et d'humour, une trouvaille amusante née du génie de l'improvisation des présentateurs Henri Séry et Pierre Sisser.

Au moment de nous annoncer, alors que nous étions prêts à jouer, ils nous demandèrent qui était le chef d'orchestre pour l'inviter à présenter la formation lui-même.

Panique générale ! nous n'avions jamais songé à ce détail. Notre orchestre était un modèle de démocratie où toutes les décisions étaient prises en commun et aucun de nous n'aurait eu la prétention d'en revendiquer la direction. Le temps que me vienne l'idée perfide de désigner Jean-Jacques, il était trop tard : l'animal tendait déjà un index vers moi avec un sourire angélique. Je l'aurais bouffé.

    Ah ! le chef est donc le saxophoniste, dit Séry. Bonjour jeune homme ! voulez-vous nous dire votre nom ?

J'étais terrifié. Je n'arrivais pas à libérer mon esprit de l'idée de tous ces gens qui écoutaient la radio en direct : mes parents, ma sœur, ma grand-mère, les voisins, et surtout les copains ! ceux-là, je pouvais être certain qu'ils ne me feraient pas de cadeau. Un mot de travers, un bégaiement, un seul lapsus, et j'étais bon pour qu'ils se foutent de moi pendant huit siècles. Quelle idée d'avoir prévenu tout le monde ! Si j'avais su…

Evidemment je fus lamentable, parvenant à peine à prononcer mon nom et celui des autres d'une voix enrouée et inaudible, le goulot complètement obstrué par le trac.

Impitoyable, Henri Séry continuait à me torturer :

    Et comment s'appelle votre formation ?

    C'est l'orchestre de jazz de l'École Normale, articulai-je péniblement.

    Oui, ça nous le savons déjà, mais quel est son nom ?

    Ben…

Pas la peine d'attendre du secours des autres rigolos ! Ils me fixaient d'un regard agricole avec un sourire d'idiot du village, espérant un miracle, une illumination soudaine, une improvisation géniale… comme si j'en étais capable !

    Vous n'avez pas de nom ?

    Euh…

    Mais, l'orchestre de jazz de l'École Normale, ce n'est pas un nom, ça !

Pourtant, nous, il nous semblait bien que c'en était un ! Et très classe en plus ! Il ne nous serait pas venu à l'idée d'en chercher un autre.

Pierre Sisser s'adressa aux quelques autres participants à l'émission [3] adossés par-ci par-là aux murs du petit studio :

    Et si on leur trouvait un vrai nom maintenant ? là, en direct ! ce serait sympa, non ?

    … (murmures d'approbation)

    Bon. Tout le monde a remarqué que la plupart des orchestres de jazz américains ont un nom qui commence par "Original" et qui finit par "Band", comme l'Original Dixieland Jazz Band par exemple. On peut partir de là, non ?

    Euh… oui, approuvai-je sans enthousiasme.

    Alors… on a déjà "Original" au début et "Band" à la fin. Il ne reste plus qu'à trouver un bidule pour mettre entre les deux. Quelqu'un a une idée ?

En supposant que quelqu'un dans le studio ait eu la moindre idée, il n'aurait jamais eu le temps de la formuler car Sisser venait d'en avoir une, lui ! et gratinée !

    Mais attendez, attendez ! pourquoi chercher un bidule à mettre au milieu ?… on l'a déjà, ce bidule ! Messieurs, votre orchestre a un nom. Il s'appelle : l'Original Bidule Band !

Nous étions effondrés. C'était grotesque. Tout le monde allait se foutre de nous. Mais pressé d'en finir, Henri Séry enchaînait déjà :

    Chers auditeurs, pour la première fois, en direct du Club des Jeunes, vous allez entendre l'Original Bidule Band. Jeunes gens, nous vous écoutons.

Le soir, à l'école, les commentaires allèrent bon train. À notre grande surprise, les copains ne jugeaient pas ce nom ridicule, mais au contraire bien trouvé et facile à retenir. Nous étions encore hésitants, mais dans les jours qui suivirent, l'avis de nos proches confirma celui des normaliens. Dès lors, l'affaire était entendue. Un peu malgré nous, l'orchestre de jazz de l'École Normale devint officiellement l'Original Bidule Band.

Finalement, on s'y est habitué. On a même fini par l'aimer, ce nom. J'ai retrouvé dans mes archives un dessin que j'avais fait à l'époque, un peu pompé sur l'ancien logo de la SNCF, où les trois lettres OBB étaient tellement emberlificotées les unes dans les autres qu'on n'y comprenait plus rien. Heureusement, je ne l'ai montré à personne.

Très souvent, encore aujourd'hui, je rencontre des algérois qui se souviennent de l'Original Bidule Band. La preuve que Pierre Sisser et Henri Séry avaient eu un coup de génie !

Et cette histoire de record du monde de trombone à coulisse ?

Minute ! j'y arrive.

L'émission Le Club des Jeunes était programmée chaque jeudi après-midi en alternance entre la radio et la télé : un jeudi à la radio, le jeudi suivant à la télévision, et ainsi de suite. Comme nous l'avions déjà faite à radio Alger, nous n'avions plus qu'un rêve : passer à la télé ! La radio c'était bien, mais la télévision, c'était quand même autre chose. Non seulement on nous entendait, mais en plus on nous voyait ! Ça changeait tout.

Surtout qu'à l'époque, en Algérie comme en métropole, posséder un téléviseur (on disait "un poste de télévision") était un luxe réservé à une poignée de privilégiés. Même les cafés n'en avaient pas tous ! Je me souviens que quand ma grand-mère acheta son poste, on affichait complet tous les soirs dans sa cuisine ; tout le quartier était là. Il n'y avait qu'une seule chaîne, en noir et blanc et d'une qualité d'image discutable, mais personne ne voulait en manquer une seule seconde, quel que soit le programme. Je crois qu'il n'y avait que deux heures d'émission aux alentours de midi, et puis grosso modo de dix-sept heures à minuit. Le reste du temps : nada. Alors pensez ! De plus, il ne faut pas perdre de vue que l'Algérie était en guerre et que le couvre-feu interdisait toute sortie nocturne : pas de promenades ni de cinéma ! le soir, il ne restait que la belote, la radio ou la télévision. C'est dire l'importance de la télé ! Vers vingt heures trente, on recevait le "relais de Paris" ; autrement dit le programme national de métropole. On savait ainsi le temps qu'il ferait le lendemain à Saint-Étienne ou à Paimpol, ce qui nous faisait une belle jambe. Mais jusqu'à vingt heures n'étaient diffusés que des programmes locaux : une partie en arabe – principalement des films égyptiens – et le reste constitué de variétés et de magazines tournés à Alger. Le Club des Jeunes en faisait partie. Enfin, tout ça pour dire qu'en soixante, jouer à la télé n'était pas aussi anodin que maintenant. Un seul passage de l'orchestre et c'était la notoriété assurée. Pas moins !

Malheureusement, la production ne nous jugeait pas encore mûrs pour la télévision. Elle accepta cependant de nous donner une autre chance à la radio, et ce second passage parut à tout le monde plus convaincant que le premier.

Dès la fin de l'émission, le présentateur Raymond Tortora se retrouva assiégé dans la régie par une bande de zigotos bien décidés à ne pas lui lâcher les babouches tant qu'il n'aurait pas promis d'user de son influence pour que l'orchestre soit inscrit au générique d'une prochaine version télévisée du magazine. Submergé par le nombre, il se débarrassa de nous en appelant le réalisateur à la rescousse, lequel réalisateur jugea nos revendications justifiées :

    D'accord ! Vous faites la télé jeudi prochain.

Gagné ! Mais notre triomphe ne dura pas dix secondes. Une voix calme, derrière nous, posa une question anodine qui allait nous assassiner :

    Vous n'avez pas de trombone ?

C'était Christian Guérin, un tromboniste professionnel qui jouait dans l'orchestre de Claude Luter et avait enregistré avec Sidney Bechet ; autant dire un demi-dieu ! Il faisait son service militaire à la musique de garnison d'Alger et passait souvent à la radio et à la télévision. Nous venions pour la première fois de l'entendre jouer en direct au cours de l'émission et son talent nous avait foudroyés. Comparés à cet extraterrestre, nous n'étions rien… moins que rien.

    Ben… non ! dis-je. On n'a pas de trombone.

En effet, au point de vue instruments à vent, nous en étions toujours à la même composition : trompette, clarinette et saxo alto. Christian Guérin le savait parfaitement, puisqu'il venait de nous voir jouer.

    Si vous n'avez pas de trombone, vous n'êtes pas un véritable orchestre de jazz Nouvelle Orléans. Déjà qu'il n'y a pas de contrebasse ! à la télé, ça va faire moche.

    Tu crois ? s'inquiéta le réalisateur.

    Pardi ! insista Guérin, impitoyable. Ils n'ont aucun instrument qui joue dans le grave à part la main gauche du piano. Qu'il n'y ait pas de contrebasse, à la rigueur ça peut passer ; mais du jazz Nouvelle Orléans sans trombone, ça ne ressemble à rien.

Le réalisateur se tourna vers nous :

    Désolé les enfants ! moi, si un professionnel me dit que ça n'ira pas, je le crois. Vous ne pouvez pas faire la télé jeudi prochain.

Il fallait trouver quelque chose… tout de suite… vite ! Par bonheur, le dieu des menteurs veillait sur moi.

    Et pourquoi on la ferait pas la télé jeudi prochain ? on a un trombone ! assurai-je contre toute vraisemblance.

    Ah bon ?… et depuis quand ? où il est ton type ? c'est l'homme invisible ?

Les autres, stupéfaits d'apprendre que l'orchestre avait un trombone, essayaient de deviner quel bateau j'étais en train de monter pour m'épauler au besoin. Ça moulinait dur dans les boyaux de la tête. Heureusement, ce fichu Christian Guérin s'était éloigné et le réalisateur semblait plus facile à manœuvrer.

Mais c'est parce que j'avais pas compris la question ! je croyais qu'on parlait d'aujourd'hui. On n'en avait pas aujourd'hui, mais d'habitude on en a un.

    Et pourquoi il était pas là aujourd'hui ?

    Parce qu'il est malade, me devança un autre loustic.

    Oui, il a la grippe, jugea utile de préciser un troisième escroc, mais jeudi prochain il ira sûrement mieux.

Les autres opinèrent avec candeur. Ça y était ! le bateau était monté. Il ne restait plus qu'à procéder au lancement.

    Vous êtes sûrs ? interrogea une dernière fois le réalisateur en nous fixant l'un après l'autre d'un oeil soupçonneux par dessus ses lunettes.

Impressionné par l'absolue conviction avec laquelle toute la bande approuvait de la tête, il déposa les armes :

    Bon d'ac ! Vous faites la télé jeudi prochain. Mais déconnez pas, hein ! je veux un orchestre complet.

En vérité, je n'ai jamais vraiment cru que Jacky Ordines (le réalisateur) ait mordu à notre histoire à la noix. Mais il a dû se dire que des illuminés qui pouvaient proférer sans sourciller des mensonges aussi foireux pour retourner la situation à leur avantage étaient capables de tous les prodiges. Aussi ne doutait-il pas de nous voir arriver aux studios de télévision le jeudi suivant avec un tromboniste en état de marche.

Lui en était certain, mais nous beaucoup moins.

Où dénicher un tromboniste de jazz ? dire qu'il n'y en avait pas beaucoup à Alger est un euphémisme. Nous n'en connaissions qu'un : celui de Jean-Christian Michel. On pouvait toujours lui demander de nous dépanner, mais nous n'avions pas beaucoup d'espoir de le convaincre. Jean-Christian n'était pas du genre à prêter ses musiciens aux orchestres concurrents.

Que faire ? contacter Christian Guérin ?… nous n'oserions jamais. Nous ne pouvions pas imaginer un seul instant qu'un professionnel de cette classe puisse accepter de jouer avec des débutants. Pourtant c'était à cause de lui qu'on était dans ce pastis !

Ce qui ne faisait aucun doute, c'est que si l'on arrivait sans trombone le jeudi suivant, Jacky Ordines nous bouffait tout crus. L'orchestre serait rayé des programmes de télé pour les deux siècles à venir. Il fallait trouver une solution.

Tout ceci fut ruminé en long et en large dans la soirée même du jeudi et déboucha sur un plan d'action qui ne pouvait malheureusement pas être mis enœuvre avant le week-end. En effet, nous étions en internat, donc "coincés" à l'école sans possibilités réelles de contact avec l'extérieur jusqu'au samedi midi. Ce qui d'emblée nous faisait perdre deux jours sur les sept qui nous restaient pour résoudre notre problème.

Avec les moyens de communication modernes, joindre qui que ce soit à n'importe quelle heure, par portable ou par courrier électronique, est devenu un jeu d'enfant. Mais au début des années soixante, c'était une autre paire de manches ! Un simple coup de téléphone interurbain tenait du parcours du combattant. Les élèves de l'école pouvaient en théorie téléphoner depuis le poste du surveillant général, mais bien entendu, il fallait fournir une raison hautement valable pour en obtenir l'autorisation : maladie, décès ou autre cas de force majeure. La seule solution consistait à appeler depuis le café d'en face. Comme nous ne disposions pour nous y rendre que d'un minuscule créneau entre le dîner et l'étude du soir, beaucoup d'élèves prétendaient naturellement téléphoner au même moment. Se retrouver en quatrième ou cinquième position dans la file d'attente revenait à devoir renoncer faute de temps. Mais le fait d'être le premier à atteindre le précieux poste téléphonique ne constituait pas pour autant un gage de succès ! L'automatique n'était pas disponible dans cette petite localité, aussi le cadran de numérotation de l'appareil était-il remplacé par une simple manette qu'il fallait basculer sur le côté et qui permettait (en principe) de faire réagir une standardiste à l'autre bout du fil. Avec un peu de chance, la demoiselle répondait au troisième ou quatrième appel. Il n'était surtout pas question de se plaindre d'avoir attendu si longtemps, car à cette heure avancée de la journée, les standardistes étaient fatiguées et plutôt de mauvais poil. Donc, c'est profil bas et bouche en cœur qu'on demandait le numéro désiré, en épelant les chiffres le plus clairement possible pour éviter d'être mis en communication avec l'archevêché alors qu'on souhaitait parler au garagiste. Une fois le bon numéro obtenu, encore fallait-il que quelqu'un décroche à l'autre bout ! dans le cas contraire, il ne restait plus qu'à tout recommencer avec un autre numéro ou à regagner l'école la tête basse. Mais parfois – ô miracle ! – on parvenait à avoir le correspondant désiré en ligne. Il fallait alors s'efforcer d'être le plus bref possible. D'abord parce que le téléphone coûtait cher, ensuite parce que les zouaves qui attendaient derrière s'impatientaient, et surtout à cause des coupures chroniques de communication qui intervenaient ordinairement au bout d'une minute ou deux.

Voilà pourquoi notre plan d'action excluait toute tentative d'appel téléphonique, et que nous avions préféré sacrifier deux précieux jours à attendre la sortie hebdomadaire du week-end afin de privilégier les possibilités de contact direct avec les intéressés. Les rôles étaient distribués : José chercherait à rencontrer le tromboniste de Jean-Christian Michel pour tenter de le décider à jouer avec nous le jeudi suivant ; il était le seul à le connaître déjà, ce qui devait en théorie faciliter la négociation. Quant aux autres, ils occuperaient leur congé hebdomadaire à essayer de dénicher n'importe où un hypothétique musicien susceptible de faire l'affaire. À dire vrai, tous nos espoirs reposaient sur la force de conviction de José, car il nous semblait improbable qu'il puisse exister un seul autre tromboniste de jazz dans le coin sans que nous en ayons entendu parler [4] .

Le lundi matin, notre moral était au plus bas. José avait bien contacté le gars en question, mais n'avait même pas eu besoin d'essayer de le convaincre : il était déjà pris pour le jeudi suivant. Notre meilleur espoir partait en fumée.

Une cellule de crise se réunit dans la salle de gym après le repas de midi. Il ne restait plus que trois jours et nous n'avions toujours pas trouvé de tromboniste. Devions-nous en aviser la production et renoncer à la télé ? L'idée commençait à faire son chemin mais nous la rejetions encore avec énergie. Notre chance ne pouvait pas nous abandonner, c'était impossible, nous n'allions pas renoncer si près du but !

Il fallait trouver une solution… n'importe laquelle !… un miracle allait forcément se produire !

…et le miracle se produisit.

Jean-Claude, notre grand banjoïste placide, nous montra ce que nous avions pris jusque là pour un sac de sport. C'était un simple sac de toile bleue fermé par un lacet.

    Bon, j'ai apporté ça. Est-ce que ça ne pourrait pas nous servir ?

    Qu'est-ce que c'est ? demandai-je, incrédule.

Nous regardions ce sac sans comprendre en quoi son contenu pourrait nous aider à dénicher un tromboniste avant trois jours. Sans répondre, Jean-Claude dénoua le lacet et sortit du sac un assemblage de tuyauteries grisâtres assez peu engageantes. L'identification de cette étrange plomberie nous arracha un cri d'étonnement unanime :

    Putain ! un trombone !

Aucun doute, c'était bien un trombone à coulisse. Mais où cet olibrius avait-il déterré une pareille antiquité ? Aucun d'entre-nous n'avait jamais vu un instrument aussi bizarre.

    C'est mon cousin qui me l'a prêté, précisa-t-il. C'est chez lui depuis une éternité et personne ne sait plus d'où ça vient. Il m'a dit qu'il ne connaissait aucun tromboniste de jazz, mais qu'il pouvait nous prêter un trombone pour nous rendre service. Alors voilà.

Bien que démonté en deux parties, l'objet avait certes l'aspect général d'un trombone à coulisse, mais avec des tubes plus fins, un pavillon moins large et une embouchure tout à fait différente. À certains endroits, le métal était finement gravé de délicats motifs entrelacés comme on peut en voir sur les armes anciennes. Il était clair que ce bazar datait de Toutankhamon.

Le premier instant de surprise passé, quelqu'un demanda :

    Bon d'accord, c'est un trombone. Mais à quoi ça nous avance s'il n'y a personne pour en jouer ?

    Ben, dit Jean-Claude en me désignant du menton, j'ai pensé que Rémy…

    Hein ! m'exclamai-je, et depuis quand je sais jouer du trombone, moi ?

    Tu nous as dit que tu avais déjà joué du clairon basse.

    Mais ça n'a rien à voir ! Et même en supposant que je puisse sortir un son de ce machin, je ne connais rien du tout aux positions de la coulisse !

    Tu as quand même trois jours pour t'entraîner, susurra cette ordure de José avec un sourire d'ange.

À présent, ils me regardaient tous comme des chiens affamés regardent une entrecôte. Je n'en revenais pas. Ils n'avaient pas l'air de plaisanter. Ils me croyaient vraiment capable de faire ce truc.

    Mais je rêve ! Vous êtes dingues ! Personne ne peut apprendre à jouer du trombone en trois jours ! surtout pour jouer en direct à la télé ! Vous ne vous rendez pas compte…

Ecoute, intervint calmement Jean-Jacques du ton le plus convaincant possible, personne ne te demande d'apprendre à jouer du trombone en trois jours ! il faudrait juste que tu puisse en faire assez pour jouer un morceau. Un seul morceau !

    Hum… c'est vrai, murmurai-je.

Il y eut un moment de silence que personne n'osa troubler, et je laissai enfin tomber d'un ton résigné :

    Bon. Après tout, on n'a plus le choix. Je vais essayer.

Et voilà. J'étais persuadé que ce défi était une folie, mais quand on a dix-huit ans, c'est une bonne raison pour le relever

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Je passe sur les prouesses accomplies pour rendre la vieille antiquité utilisable. La coulisse coinçait de partout et comme nous n'avions rien de mieux sous la main, l'huile de machine à coudre fit l'affaire. Une bonne surprise, quand même : le nettoyage de l'instrument révéla un magnifique vernis argenté du plus bel effet.

En trois soirées – et je n'en fus pas le moins étonné –,  je parvins tant bien que mal à mémoriser note par note un contre-chant potable pour accompagner les autres dans Muskrat Ramble. Le choix de ce morceau était d'ailleurs assez gonflé car il comporte quelques interventions importantes au trombone. J'eus malgré tout assez de sagesse pour renoncer à apprendre par cœur un solo. Il ne fallait quand même pas trop pousser.

Lorsque je me remémore cette histoire invraisemblable, ce qui m'étonne le plus est l'absolue confiance de mes copains de l'orchestre. Pas un instant ils ne semblèrent douter que je puisse m'en sortir. Quelle bande de dingues !

Qu'ajouter de plus ? Le jeudi arriva et l'émission se déroula sans incident notable. J'ai encore quelques photos de plateau où l'on nous voit jouer d'un air parfaitement décontracté, moi y compris.

Inconscience ?… c'est probable. Mais je penche surtout pour un culot phénoménal. Nous avions l'âge de toutes les audaces.

Toujours est-il qu'à la suite de cette aventure, je me décidai à apprendre vraiment à en jouer, et que le trombone devint mon instrument de prédilection.

Bon, blague à part, il reste que je dois être l'un des rares trombonistes au monde – et peut être le seul – à avoir osé jouer en direct au cours d'une émission de télévision après seulement trois jours de pratique de l'instrument.

Et je ne suis même pas dans le livre des records !

[1] Le même Jean-Christian Michel qui se tourna plus tard vers la musique sacrée.

[2] En 2002, il est écrivain et signe Spadafora, mais la description que j'en donne est toujours valable.

[3] Dont Roger Hanin, qui venait présenter son dernier film : La valse du Gorille.

[4] Erreur ! Il en existait un que nous ne connaissions pas et qui aurait accepté avec plaisir… malheureusement, il ne me l'a dit que quarante-deux ans plus tard !