Le soir où l'on a failli tuer Dave

Petite chronique d'une tournée d'été

(Lettre à Gérard du 2 mai 2002)

Voilà une histoire que je te demande de ne pas ébruiter parce qu'elle aurait pu faire du vilain. Il s'en est vraiment fallu d'un cheveu. Il est vrai que ç'est arrivé il y a plus de vingt ans ; je suppose qu'il y a prescription.

Oh et puis zut ! ce n'était pas un attentat, tout de même : un simple accident, stupide, déplorable… la fatalité, quoi ! et d'ailleurs le pire a été évité. Je ne vois pas le mal qu'il y aurait à révéler tout cela aussi longtemps après. De toutes façons ce n'est pas moi qui ai tiré sur Dave, c'est Olivier. Si Dave porte plainte, c'est Olivier qui ira en prison.

Je plaisante, bien sûr. Personne n'ira en prison. D'ailleurs, si par un improbable concours de circonstances cette lettre tombait un jour sous les yeux de Dave, je suppose que cette histoire ne lui rappellerait rien de bien précis. C'est si vieux tout ça ! En fait, j'ai la quasi-certitude qu'il a oublié cette affaire le soir même où elle est arrivée, quelques secondes seulement après avoir failli y laisser la peau. Et tout compte fait, c'est aussi bien comme ça. Dans le cas contraire, j'en connais quatre qui auraient eu à rendre des comptes.

J'ai oublié de te dire que le Dave dont je parle est bien le chanteur hollandais : Vanina, Du côté de chez Swan, Dansez Maintenant… À l'époque de l'histoire, c'était une sacrée grande vedette. Et puis bon, le temps a passé. Aujourd'hui, il n'est plus vraiment à la mode, mais le public ne l'a pas oublié. On le voit de temps en temps à la télé, où il participe à des émissions un peu nostalgiques sur les chansons des années soixante-dix. Je le trouve plutôt sympa, ce gars. Aussi sympa maintenant que le soir où on lui a tiré dessus ! Franchement, si on l'avait tué, ça nous aurait fait de la peine.

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Il faut d'abord que je replante un peu le décor pour le cas où tu ferais lire cette lettre à quelqu'un, et en particulier à un jeune. Tout a tellement changé depuis cette époque que pour un môme de maintenant, cette histoire serait du pur chinois si je ne la replaçais pas dans son contexte.

En mil neuf cent quatre-vingt, il y avait trois chaînes de télévision en France : la une, la deux et la trois. Point final. Moi-même en l'écrivant j'ai du mal à y croire ! C'est pourtant la vérité. L'état détenait le monopole de la télé et aucune chaîne privée n'était tolérée.

Pour la radio, c'était pareil à une nuance près : quelques stations privées étaient admises sur le territoire national, à condition que leurs émetteurs restent hors des frontières. Ainsi, les antennes de Radio Monte Carlo se trouvaient naturellement dans la principauté, celles de Sud Radio sur le territoire andorran, Radio Luxembourg émettait depuis le Grand Duché et Europe 1 depuis l'Allemagne, sauf erreur de ma part. C'est cette situation de leurs émetteurs à la périphérie de l'hexagone qui avait fait donner à ces stations le nom de radios périphériques. Bref, avec les chaînes d'état (et en faisant l'impasse sur leurs annexes régionales), on comptait à l'époque moins de dix stations de radio en France. Incroyable mais vrai !

Vu leur petit nombre, les radios périphériques ne se gênaient pas trop entre elles ; d'autant que la répartition géographique de leurs émetteurs faisait que chacune d'elle dominait les autres sur une portion définie du territoire. Autrement dit, il leur suffisait de se partager tranquillement le gâteau de la publicité. Car naturellement elles ne vivaient que des revenus de la publicité, le pactole de la redevance obligatoire étant réservé aux radios et télés d'état (ce qui n'empêchait pas ces dernières d'arrondir leurs fins de mois avec la pub, mais ça c'est une autre histoire).

Alors, pour ratisser de nouveaux auditeurs et en même temps tenir au chaud leurs annonceurs publicitaires, les radios périphériques organisaient chaque été de gigantesques tournées de spectacles de variétés gratuits.

C'est ainsi qu'en soixante-dix-sept, j'ai participé à la grande tournée d'été d'Europe 1.

Colossal ! je n'aurais jamais imaginé auparavant qu'il puisse exister un spectacle itinérant avec une organisation et des moyens aussi gigantesques.

Après une série de jeux pour mettre le public en appétit et un déluge d'annonces publicitaires projetées sur trois écrans géants avec une sono d'apocalypse, le spectacle débutait par un ballet éblouissant dans le style des Folies Bergère. Suivaient l'orchestre de Marc Laferrière – dont je faisais partie –, puis un groupe vocal africain. Venaient enfin les grandes vedettes pour lesquelles le public s'était déplacé en masse : Carlos, Adamo et Dave. Je me suis laissé dire que certains soirs, il pouvait y avoir jusqu'à vingt mille spectateurs ! Te décrire l'impression que produisait cette foule vue depuis le podium est impossible. Les premiers jours j'étais terrifié. J'arrivais à peine à jouer.

Tout était surdimensionné, énorme, hollywoodien… tout s'écrivait en majuscules et se conjuguait au superlatif. Essaie un instant de t'imaginer un podium géant d'une quinzaine de mètres de haut, autant en profondeur et d'au moins trente mètres de large, des empilements de haut-parleurs sur plusieurs étages, des écrans plus hauts que le podium, une sonorisation à faire trembler les pyramides, des machines à afficher des messages lumineux qu'on pouvait lire d'un kilomètre, des enseignes fluorescentes à ridiculiser Las Vegas, des projecteurs capables d'éclairer le mont Saint-Michel depuis Arcachon…

Et pardi que j'exagère !… où est le mal ?

Tu me diras que de nos jours, on monte des spectacles avec des moyens cent fois plus impressionnants. D'accord,  mais ce n'est pas comparable. Je sais bien que le matériel mis enœuvre aujourd'hui pour un concert des Rolling Stones à Bercy ou de Johnny Halliday au stade de France est encore plus grand, plus lourd, plus puissant. Mais n'oublie pas que ces installations restent fixes, alors que le podium changeait de ville chaque jour ! ça n'a rien à voir.

Il y avait chaque matin des centaines de curieux pour assister au montage du matériel ; un peu comme on vient voir un grand cirque installer son chapiteau. Et puisque j'en suis à la comparaison avec un cirque, il faut avoir vu la caravane du podium sur la route : des dizaines de semi-remorques et de voitures ! un interminable cortège de véhicules rutilants peints aux couleurs de la station et fièrement marqués de son sigle !

Fiers ?… oui ! je crois que nous étions fiers de faire partie de cette énorme organisation. Du plus obscur des machinistes à la grande vedette du spectacle, je pense que chacun de nous, inconsciemment, en tirait un certain orgueil et roulait un peu des mécaniques lorsqu'il laissait tomber d'un ton faussement négligent : « Je fais partie du podium d'Europe 1 ». Moi, en tout cas, je crevais de fierté. Et tant pis si ce n'était pas bien !

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Cependant, le fameux soir où l'on a failli tuer Dave ne se situe pas pendant la tournée de soixante-dix-sept que je viens d'évoquer, mais trois ans plus tard, au cours de celle de Radio Monte Carlo. Le matériel lancé sur les routes de France par RMC était plus modeste que celui d'Europe 1 : de simples caravanes tenaient lieu de loges pour les artistes, le podium était moins grand, et le matériel à transporter nécessitait moins de véhicules. Mais le spectacle était tout aussi prestigieux et le public aussi enthousiaste. C'était une très belle tournée d'été.

Attends que je me souvienne du programme… nous passions en lever de rideau avec notre orchestre de jazz, et juste après nous il y avait un numéro de claquettes : une fille qui se faisait appeler Betty [1] . La pauvre ! quand je pense à elle, je mesure toute la cruauté que ce métier cache parfois derrière les bravos, les lumières et les paillettes. Voilà une fille qui a dansé devant plus d'un million de personnes en trois mois, qui a vécu cette expérience enivrante d'être applaudie par des publics de dix à quinze mille spectateurs, qui a signé des centaines d'autographes, et à qui son impresario avait sûrement promis la lune (alors qu'en fait de lune, c'était la pleine lune de la petite qui intéressait ce vieux margouilla) ; lui savait parfaitement à quoi s'en tenir sur l'avenir de la môme ! La tournée achevée, elle a disparu dans le trou de l'oubli et s'est retrouvée toute seule, loin des bravos et des lumières, avec son rêve brisé et ses illusions perdues. Fini ! plus de Betty. Pauvre fille ! Si tu savais combien il y a de Betty dans ce métier !

Après Betty, Roland Magdane faisait son numéro, puis Mort Shuman passait en vedette numéro deux, et Dave terminait le spectacle.

Dans quelle ville se trouvait la tournée ce fameux soir ? j'avoue que je ne m'en souviens pas.

Je t'entends d'ici : « quoi ! il n'en sait rien !… c'est ça sa fameuse mémoire-vidéo ? »

Attends ! écoute-moi avant de ricaner : si je ne me souviens plus de la ville où l'on faisait étape, c'est précisément parce que tout était organisé au niveau de la tournée pour que je l'oublie.

Pourquoi ça ?… je t'explique :

Un spectacle en direct exige une précision sans faille au niveau de l'organisation, des conditions techniques et du minutage. Imagine un comédien qui joue deux rôles dans la même pièce : un patron de bar et Che Guevara. Après son intervention en cafetier, il n'a que cinq minutes pour revenir costumé en camarade révolutionnaire. Il fonce au pas de gymnastique vers sa loge, et bien sûr il vaut mieux que son itinéraire soit dégagé de tout obstacle imprévu. Sa loge doit être ouverte et la lumière déjà allumée. Il finit de se débarrasser du costume de patron de bar (qu'il a commencé à enlever tout en courant dans les couloirs) et il jette ses vêtements n'importe où (son assistant se chargera de les ranger). Le treillis, les rangers et le béret avec l'étoile doivent être posés à l'endroit exact où il s'attend à les trouver. Une fois habillé en guérillero, il se dirige vers le lavabo car il sait que la perruque, la moustache et la fausse barbe sont posées là, sur l'étagère, devant le miroir. L'assistant du régisseur aboie déjà devant la loge : « Marcel, dans trente secondes c'est à toi ». Nouvelle course de couloirs en escaliers ! Dans le dernier passage avant les coulisses, là, à droite, la kalachnikov est posée sur une petite table. Il n'a que le temps de passer la courroie de l'arme derrière son épaule et entend déjà son copain Fernand (qui joue Castro) déclamer en désignant la coulisse : « Tiens, voici venir Guevara ! J'espère qu'il nous apporte de bonnes nouvelles ».

Ce genre de situation se reproduit chaque soir dans les théâtres du monde entier. Et pour que ça marche, il faut que tout marche. Aucun à-peu-près n'est permis. Que la fausse barbe soit posée sur la chaise au lieu de l'étagère, qu'une boîte à outils encombre un couloir, que l'arme soit posée ailleurs que sur la petite table et tout est fichu : Castro restera là, le bras tendu vers la coulisse, en répétant comme un imbécile : « Tiens, voici venir Guevara ! J'espère qu'il nous apporte de bonnes nouvelles ». Mais le Che n'arrivera pas. Ou alors en retard, ou sans béret, ou avec la barbe à moitié décollée, ou bien avec un saxophone à la place de la kalachnikov. Si c'est un spectacle comique, ça peut passer. Sinon bonjour l'angoisse !

Dans un théâtre normal (je veux dire un théâtre "en dur"), faire en sorte qu'un spectacle se déroule sans problème est relativement facile : c'est juste une question de répétitions, de discipline et d'organisation. Les loges sont toujours à la même place, la scène ne bouge pas et les gens qui doivent se rendre d'un point à un autre empruntent toujours le même itinéraire et le connaissent par cœur.

Mais dans le cas d'un spectacle mobile qui promène à travers le pays son propre matériel, ses installations, sa machinerie et son personnel, c'est une autre paire de manches. Car les loges, la scène, les escaliers, les fausses barbes et les kalachnikov sont rangés et trimbalés chaque nuit jusqu'à la ville suivante.

Il n'y a pas trente-six solutions. Pour que la qualité du spectacle et la régularité de son déroulement soient assurées d'un bout à l'autre de la tournée, le secret consiste à retrouver les conditions d'une salle fixe en s'efforçant de reproduire chaque jour exactement le même environnement que la veille, au centimètre près. Voilà pourquoi les artistes et techniciens d'une tournée ont du mal à se souvenir vingt ans plus tard de la ville où a eu lieu telle ou telle péripétie. Parce que, comme décor de l'évènement, ils n'ont enregistré que l'image de leur cadre de travail habituel : l'arrière-scène, le podium, les loges… or ce cadre était invariable d'une soirée à l'autre. Que leur village mobile ait eu ce soir là pour toile de fond la tour des quatre sergents de La Rochelle ou les toits d'ardoises de Honfleur, peu importe ! Leur mémoire ne se réfère qu'aux éléments qui constituaient leur environnement quotidien : un univers inchangé dont la stabilité les aidait à supporter plusieurs mois d'itinérance, et en quelque sorte leur donnait un repère, les sécurisait.

Ainsi, chaque jour vers dix-huit heures, en arrivant sur place, dès qu'on passait la barrière qui donnait accès à l'espace aménagé derrière le podium, on se sentait pour ainsi dire chez nous. J'ai employé plus haut le mot "village" ; l'image est exagérée, mais à peine. On retrouvait les artistes de la caravane voisine, avec lesquels on poursuivait une conversation entamée la veille, on envoyait du bout des doigts un baiser à une danseuse en train de faire ses exercices d'assouplissement, un copain technicien nous présentait fièrement sa petite amie venue le rejoindre le temps d'un week-end, on s'asseyait à la porte d'une caravane pour griller une cigarette en écoutant quelqu'un gratter une guitare, on répondait au grand signe chaleureux de la main que nous adressait le directeur de tournée en traversant la cour de son air perpétuellement affairé, on répondait avec un rien de condescendance et de feinte lassitude aux badauds agglutinés contre les barrières, et qui demandaient toujours si la vedette était arrivée… bref, on était bien, il faisait beau, on était heureux, on faisait le métier qu'on avait toujours rêvé de faire, on était les rois du monde et on aimait la terre entière.

Et en plus quelqu'un nous payait pour ça !… un scandale !

Ce fameux espace était fermé sur l'un de ses grands côtés par l'arrière du podium, et sur les trois autres par les caravanes qui servaient de loges. Le centre formait donc une sorte de cour rectangulaire. L'ensemble était entouré de barrières métalliques qui en interdisaient l'accès, avec juste un étroit passage bien surveillé.

Et puisque j'évoque la surveillance (aujourd'hui on parlerait de sécurité), tu penses bien qu'à cette époque il était superflu d'embaucher des professionnels pour une tâche aussi simple ! Ce rôle était dévolu à quelques chauffeurs de camions qui se relayaient pour l'assurer. Ils n'avaient besoin ni d'uniforme ni de brassard et encore moins d'une arme. Pour quoi faire, Grand Dieu ! Un t-shirt au logo de la station suffisait à les distinguer. Ils demandaient gentiment aux gens de reculer, de ne pas passer par là ou de ne pas grimper sur les barrières. Les gens faisaient semblant d'être d'accord, et hop ! dès que le gars avait le dos tourné, ils faisaient exactement ce qu'il ne fallait pas faire. Ce que je veux dire, c'est qu'à l'époque les gens n'étaient pas plus disciplinés que maintenant, mais que tout se passait sans insultes, sans violence, sans "nique ta mère", menaces, doigt levé et compagnie. Sur trois tournées d'été que j'ai faites, je ne me souviens pas d'un seul incident grave avec un spectateur, d'un seul véhicule tagué ! Et quand j'y pense, c'est peut-être le plus difficile à croire pour quelqu'un qui n'a jamais connu ce temps là.

Le spectacle commençait à la tombée de la nuit. Comme je te l'ai dit, l'orchestre où je jouais passait en lever de rideau. Cependant, nous n'en avions pas terminé pour autant, car tous les artistes étaient tenus de participer au final. Il nous fallait donc meubler deux heures d'attente chaque soir, ce qui n'était pas bien difficile dans cette joyeuse ambiance de fête foraine. Au début de la tournée, certains pensaient en profiter pour piquer un petit roupillon, mais le niveau sonore du spectacle s'était vite révélé incompatible avec la relaxation. À ce propos, je dois confesser que trois ans plus tôt, au cours de la tournée d'Europe 1, il m'arrivait souvent de mettre des boules Quiès et de m'enfermer dans la loge pendant le tour de chant de Dave. Ce n'est ni à sa voix ni à ses chansons que je tentais d'échapper, mais le niveau sonore était si terrifiant que j'en avais des maux de tête. En tout cas, si ces lignes lui tombent un jour sous les yeux, il me pardonnera peut-être d'avoir été de la bande qui a failli le tuer, mais le coup des boules Quiès, je serais étonné qu'il arrive à l'avaler.

Il faut quand même que je parle un peu de lui puisqu'il est le héros involontaire de cette aventure qui aurait pu lui coûter la vie. Oh, n'attends pas de détails ! je ne connais pas vraiment Dave et j'ai juste échangé quelques mots avec lui de temps à autre. Mais enfin, en deux tournées, nous avons quand même travaillé dans le même spectacle plus d'une centaine de fois. Je me sens donc au moins autorisé à parler de lui sur le plan des rapports entre gens du métier. Disons-le tout net : ils étaient excellents. Sans avoir ni la gentillesse d'un Adamo ni la gouaille rabelaisienne d'un Carlos, Dave était un brave type. Inlassablement souriant, toujours affable… J'ai appris plus tard par certains qui lui devaient beaucoup (c'est le mot) qu'il savait aussi se montrer généreux. Tout ça ne l'empêchait pas d'avoir un caractère bien trempé et on l'a vu furieux, un matin, sur la plage des Sablettes, alors que quelques copains de la tournée tentaient de le jeter à l'eau contre son gré. Il n'était pas beau à voir, crois-moi, et il s'en est fallu de peu que les beignes ne dégringolent.

Mais d'ordinaire c'était un gars charmant : l'un des rares grands noms de la chanson qui, à chaque fois qu'il arrivait sur le podium, ne manquait jamais de faire la tournée des loges pour dire bonjour à tout le monde. Et ne crois pas que je sombre dans l'idolâtrie gratuite, l'admiration béate, l'image d'Epinal de la "star sympa" ! je pourrais aussi bien me montrer impitoyable à l'égard de certaines vedettes – ou prétendues telles – dont je garde un très mauvais souvenir. Mais il vaut mieux les oublier.

Donc, nous avions deux heures d'attente chaque soir entre l'ouverture du spectacle et le final. Comme la cour formée par les caravanes était bien éclairée, quelqu'un pensa tout naturellement à la pétanque.

Quelle bonne idée ! Dès la deuxième semaine de tournée, nous étions tous équipés de boules dites "de compétition". Les doublettes, triplettes et quadrettes se formèrent rapidement par affinité entre tireurs et pointeurs, et le tournoi de pétanque quotidien devint une habitude. Mieux… une tradition !

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Ce fameux soir, nous jouions à quatre. J'étais pointeur et mon tireur était un copain costaud et jovial : un chauffeur de camion que j'avais surnommé Helmut, va savoir pourquoi. Nos adversaires étaient les frères Laferrière, Stan et Olivier. Leur spécialisation au sein de la doublette était mal définie : ils pointaient ou tiraient à tour de rôle dans un style infiniment subtil composé de cinq pour cent de technique et de quatre-vingt-quinze pour cent de coups de bol. En ce qui concerne mon jeu de pointeur, le pourcentage de coups de bol était encore plus important ! en fait, je jouais comme un cochon. Mais pour avoir bien observé – et surtout bien écouté – d'autres joueurs depuis ma prime jeunesse, j'avais une grande expérience des remarques pertinentes dont il convenait de faire suivre un coup inespéré (et celui-là, les petits, qu'est-ce que vous en dites, hein ?) ou un coup foireux (putain de vent !). Ce sens aigu du commentaire adéquat compensait largement ma nullité. Du moins je l'espérais.

Helmut était un excellent joueur qui, d'après lui, avait déjà disputé des championnats. Ce passé glorieux lui conférait une autorité dont il abusait. Ne prétendait-il pas obtenir le plus profond silence de notre part avant de tirer, alors que la sono hurlait à en faire trembler le cochonnet !

La partie était déjà bien engagée quand Mort Shuman termina son tour. Il dévala l'escalier du podium, en nage, les cheveux collés par la sueur, et s'engouffra immédiatement dans une voiture, ignorant les demandeurs d'autographes.

La porte de la loge de Dave était grande ouverte. Il était devant son miroir, seul, le visage fermé, les lèvres serrées en une moue un peu amère, entièrement concentré avant son entrée en scène, essayant de tromper son trac en passant et repassant une brosse dans ses cheveux. Il avait choisi ce soir là un superbe costume bleu océan orné de broderies argentées aux entrelacs compliqués. Sous sa veste, il portait une chemise blanche à jabot et poignets mousquetaire. Ses chaussures italiennes luisaient comme mille soleils. De l'autre côté des barrières, quelques groupies l'appelaient inlassablement, guettant l'instant où il sortirait de sa loge avec l'espoir de le voir s'approcher pour signer des autographes ou faire quelques bisous. Tu penses ! comme si un chanteur sur le point d'être jeté aux fauves, le cœur serré d'angoisse, avait envie d'aller câliner une demi-douzaine de nénettes à moitié hystériques !

La partie de pétanque atteignait le paroxysme du suspense. Six boules avaient été pointées et l'équipe des jeunes était en position d'avantage. Comme les tireurs de chaque doublette avaient encore une boule à jouer, il était clair que la guerre allait se terminer à l'artillerie lourde.

Sur scène, les musiciens étaient prêts et le présentateur annonçait au public la suite du programme. De derrière le podium, le son nous arrivait répercuté par de multiples échos et l'on ne comprenait pas un seul mot de l'annonce (d'ailleurs on s'en moquait éperdument). Plus l'animateur approchait du nom magique que le public attendait, plus le ton de sa voix montait et plus son débit s'accélérait. Les vociférations des spectateurs s'amplifiaient à la même cadence en une sorte de rugissement.

Helmut prit tout son temps pour viser, le bras tendu, la boule à hauteur d'œil, les pieds bien joints. Soudain, son bras retomba en pivotant ; il fléchit un peu des genoux puis se redressa vivement dans le même mouvement et la boule s'éleva, porteuse des espoirs de notre équipe.

Bing !… un carreau !

Le claquement des boules résonnait encore que nous étions déjà sur les lieux pour constater les dégâts. Un magnifique carreau de championnat : de la fumée, des éclats de métal, une odeur de poudre… d'accord, j'en rajoute un peu, mais c'était vraiment un carreau d'anthologie. Les jeunes étaient annihilés. Helmut avait envoyé mes propres boules au diable mais la sienne avait pris l'avantage à dix centimètres du petit. Malheureusement pour nous, Stan tenait le point en seconde position et Olivier avait encore une boule à jouer. Pas la peine de sortir de Saint-Cyr pour deviner ce qu'il allait essayer d'en faire !

Arrivé au bout de son speech, le présentateur marqua un léger temps d'arrêt pour faire monter le suspense puis hurla à s'en arracher les cordes vocales : « DAAAAVE ! ». L'ovation de la foule explosa en une clameur de fin du monde. Aussitôt, le batteur aligna avec décision une cascade de triolets énergiques qui dégringolèrent de l'aigu au grave, et la musique de Vanina monta vers les étoiles.

Qui aurait pu imaginer qu'un drame était en train de se jouer ?

Olivier visa soigneusement. La musique du prologue touchait à sa fin, mais Dave n'était toujours pas sorti de sa loge. Après la flexion classique des genoux et un vigoureux balancement du bras, Olivier lança sa boule en un puissant tir tendu. À cet instant précis, Dave surgit de sa caravane comme un diable de sa boîte et coupa à angle droit la trajectoire du tir. Personne n'eût le temps de le mettre en garde. Nous avions cessé de respirer et vivions chaque millième de seconde au ralenti, comme Piccoli dans Les choses de la vie.

Par quel miracle Dave vit-il la boule arriver sur lui ?… mystère ! mais il la vit, j'en suis certain, car il se baissa légèrement en courant et le projectile mortel passa comme un bolide à deux ou trois centimètres au dessus de sa tête. Il nous jeta un bref regard en atteignant l'escalier du podium puis disparut par la petite porte. L'instant d'après sa voix se mêlait à l'orchestre sous les applaudissements.

Il n'y avait pas eu d'autre témoin. Heureusement pour nous, Pierre, le directeur de tournée, était occupé ailleurs et n'avait rien vu. Mais pour Dave, ça se présentait plutôt mal : lui, il avait vu !… il avait même senti le vent du boulet. Inutile de te dire qu'on s'apprêtait à prendre un savon magistral ! peut-être même – si Dave l'exigeait – à nous faire virer. Il ne nous restait plus qu'à attendre la fin de son tour de chant en nous préparant à nous faire engueuler en hollandais, ce qui doit être particulièrement désagréable.

Environ une heure plus tard, nous montâmes sur scène pour participer au final et Dave quitta le plateau un instant avant nous. En descendant à notre tour du podium la tête basse et le trouillomètre à zéro, grosse surprise : pas de Pierre nous attendant l'œil sévère et les bras croisés, ni de Dave éructant de colère et demandant notre tête ! Au contraire, depuis l'entrée de sa caravane où il s'épongeait le visage d'une serviette de toilette, il nous adressa comme il le faisait souvent un clin d'œil de complicité.

Incroyable ! il ne se souvenait de rien.

Je me suis d'abord demandé s'il n'avait pas décidé volontairement d'oublier l'incident, puisque après tout il en avait réchappé. Mais j'ai vite rejeté cette idée : il avait vu la mort de trop près pour faire l'impasse sur notre imprudence. En réalité, je suis persuadé que cet épisode qui aurait pu lui être fatal avait été immédiatement effacé de son inconscient par la chose qu'il aimait le plus au monde et pour laquelle il vivait : la chanson, la scène, les projecteurs et les applaudissements du public.

Comment les choses auraient-elles tourné si, ce dernier dixième de seconde avant l'impact, Dave n'avait pas vu arriver la boule ?

Il vaut mieux penser à autre chose.

[1] Son nom a été volontairement changé.