L'été de folie d'un insoumis

Comment ai-je échappé à l'incorporation d'office dans l'armée au printemps soixante-deux ? je ne me l'explique pas.  Peut-être parce que je n'étais plus étudiant, ou parce que je n'habitais pas une grande ville… Toujours est-il que la quasi-totalité des jeunes pieds-noirs de mon âge qui remplissaient l'une ou l'autre de ces conditions y a eu droit. Dans le meilleur des cas, ils ont reçu une convocation impérative qui annulait froidement tous les sursis et ne laissait aucune place à la négociation ; dans le pire, ils ont été alpagués manu militari chez eux, dans leur école ou même sur la voie publique. Certains ont été cueillis en posant le pied en métropole, à l'instant même de leur rapatriement, brutalement enlevés à leur famille ou à leur petite amie au moment où leur moral était au plus bas. Ça c'était vache.

Avec le recul, il faut bien admettre que de la part des autorités, cette mesure se justifiait. L'atmosphère délétère de la fin du conflit algérien, le gouffre d'incompréhension qui s'était creusé entre les Français de métropole et ceux d'Afrique du nord, le ressentiment de ces derniers qui estimaient avoir été sacrifiés, et surtout, en guise de bouquet final, le rapatriement d'un million de personnes en quelques semaines… tous ces éléments mis bout à bout pouvaient à juste titre faire craindre des désordres aux conséquences plus ou moins graves. Il est évident que la neutralisation par l'incorporation immédiate dans l'armée de la partie de la population pied-noir considérée comme la plus turbulente était une idée logique, facile à mettre en œuvre et que les autorités avaient certainement planifiée depuis longtemps. De plus, cette solution offrait l'avantage non négligeable de ne pouvoir être contestée : elle était conforme à la constitution, au respect des personnes et à la loi, puisque le service national était obligatoire.

Le fait qu'aucun de ces incorporés d'office n'ait été affecté dans le midi n'est pas un hasard non plus : il fallait non seulement les séparer les uns des autres, mais aussi les tenir à l'écart des régions méridionales qui verraient affluer la majeure partie des rapatriés. On peut facilement imaginer ce que devait être le moral d'un garçon arraché à son pays natal, son soleil, sa culture, ses habitudes, sa famille, ses amis, ses études, pour se retrouver d'un jour à l'autre en uniforme, privé de sa liberté de mouvement, isolé dans une communauté qui à cette époque lui paraissait hostile (et l'était le plus souvent), et ce à Rouen, Calais ou Donaushingen… autant dire au pôle nord !

J'y ai échappé par je ne sais quel miracle. Mais je n'ai appris tout cela que bien plus tard ; si bien qu'à l'époque je m'imaginais tout bonnement que mon sursis d'étudiant était toujours valide et que je n'avais rien à craindre d'une incorporation surprise.

Pure naïveté ! La réalité était toute autre : je figurais bel et bien sur la liste de ceux qui étaient passés à travers les mailles du filet et que les gendarmes avaient pour mission de signaler aux autorités militaires aussitôt qu'ils seraient localisés. Mais me mettre la main dessus n'était pas évident. Pendant toute une année, je jouai les anguilles : Paris, Toulon, Montluçon, un bref séjour en Algérie (le tout dernier), Agen, Nice… J'aurais voulu échapper aux recherches que je ne m'y serais pas pris autrement. Or c'est en toute innocence que je zigzaguais ainsi : le hasard des circonstances, un rendez-vous important avec quelqu'un qui allait faire de moi une grande vedette de la chanson, un projet de spectacle qui nécessitait absolument ma participation, une fille demeurant à l'autre bout du pays et dont j'étais éperdument amoureux depuis quatre jours… bref, un tas de raisons aussi fumeuses les unes que les autres et qu'une mythomanie galopante me faisait prendre très au sérieux. En vérité je n'étais qu'un jeune imbécile qui se berçait d'illusions, et les véritables motifs de ces déplacements stériles tiennent en peu de mots : je n'avais rien de précis à faire nulle part, j'avais la bougeotte, et je ne payais pas le train car mon père travaillait aux chemins de fer.

À la fin de l'été soixante-trois, une jolie lot et garonnaise de seize ans me guérit miraculeusement de ce nomadisme. J'avais trouvé la femme de ma vie et l'idée d'en être séparé plus de deux heures d'affilée ne m'effleurait même pas. Je devins du même coup amoureux et sédentaire.

Normalement, la maréchaussée aurait dû s'intéresser à moi, car – toujours persuadé d'être en situation régulière – je ne faisais aucun effort de camouflage… bien au contraire ! je m'étais fait une foule d'amis, je jouais dans tous les bals populaires du coin, je traînaillais des heures durant aux terrasses des cafés avec des copains, et pour couronner le tout j'étais pensionnaire à l'hôtel restaurant le plus fréquenté du patelin ; or, à cette époque, personne ne pouvait prendre de chambre d'hôtel sans remplir une fiche de police. En théorie, plus rien n'empêchait les gendarmes de me mettre la main dessus. De toutes façons, Layrac était un trop petit village pour que quiconque puisse espérer y vivre incognito plus de trente secondes.

Alors pourquoi m'a-t-on fichu la paix ? peut-être parce que le rapatriement en masse des Français d'Algérie datait de l'année précédente et que, somme toute, cette tragédie commençait déjà à se tasser. Les incidents que redoutaient les autorités ne s'étaient pas produits, Dieu merci, et pour les gendarmes, la chasse aux bidasses pieds-noirs n'était sans doute plus une priorité.

Plus de deux ans passèrent sans que rien ne vienne troubler l'existence calme et heureuse dans laquelle je m'étais installé. J'en profitai pour me marier, être papa d'une première fille et en mettre une deuxième sur la rampe de lancement, tout en poursuivant mon activité dominicale de musicien dans les bals populaires. J'étais de moins en moins préoccupé par mes obligations militaires. Lorsque par aventure Annie et moi évoquions le sujet, nous en arrivions très vite à la conclusion que mes papiers s'étaient égarés dans le désordre de l'évacuation de l'Algérie, que l'armée avait perdu ma trace, et que je ne ferais jamais mon service.

Miracle de l'autosuggestion ! ce puissant raisonnement nous rassurait et nous passions rapidement à des sujets de conversation bien plus intéressants où les gestes tenaient une part non négligeable.

Mais tout finit par arriver, et en particulier les Renault 4L bleues de la gendarmerie. Les deux pandores qui frappèrent à ma porte un soir de juin soixante-six eurent beau y mettre des formes, il n'en reste pas moins qu'à leur départ j'étais effondré : après quatre ans de traque, l'armée avait quand même fini par me débusquer et je venais de signer l'avis de remise d'une convocation me priant, en termes courtois mais sans équivoque, de me présenter sans délai au cinquante-septième régiment d'infanterie basé à Souge, dans la région de Bordeaux.

La foudre s'était abattue. J'allais devoir me séparer pour seize mois de ceux que j'aimais. Pire encore, au moment précis où mes ambitions musicales prenaient un tour inespéré ! L'époque était aux Beatles, Rolling Stones et consorts, et je venais justement d'intégrer un excellent groupe de rock que j'avais réussi à faire engager aux casinos de Biarritz et d'Hossegor pour assurer les premières parties des spectacles d'été. Nous devions côtoyer les grandes vedettes de passage et qui sait ce qui pouvait en résulter !… peut-être serions-nous remarqués par un impresario qui nous propulserait aux firmament des étoiles ! Cette chance inouïe ne se présenterait pas deux fois. Mes rêves s'écroulaient.

Bien que réel, mon désespoir fut de courte durée car je faisais partie – et je crains que ce ne soit toujours le cas – de ces optimistes professionnels qui possèdent au plus haut degré l'art inné de retourner les événements fâcheux à leur avantage, ou tout au moins de les interpréter comme ça les arrange.

Aussi, animé d'une mauvaise foi qui force l'admiration, je décidai illico que l'expression "sans délai" de la convocation était extrêmement floue et susceptible d'une interprétation très large. Enfin ! soyons sérieux ! si le but de ce document avait été de me faire rejoindre l'armée dans les vingt-quatre heures, il aurait porté en toutes lettres la mention "dans les vingt-quatre heures" et je n'aurais pas eu d'autre choix que d'obtempérer. Cette mention y figurait-elle ? Non ! Au lieu de cela, il y avait écrit : "sans délai". Le sens de ces mots me paraissait limpide. Ils signifiaient : "dès que possible" ; autrement dit, dans mon cas précis : "quand votre deuxième fille sera née, que vous aurez terminé votre saison d'été avec votre groupe et que vous jugerez que rien de plus urgent ne s'oppose à ce que vous obéissiez à cette convocation".

C'est beau l'instruction tout de même. N'importe quel imbécile aurait rejoint son unité le lendemain, aurait pleurniché en arrivant et un officier lui aurait dit : « Mais mon pauvre, c'est de votre faute ! pourquoi être venu si vite ? vous voyez bien qu'il y a écrit "sans délai", c'est à dire : "dès que vous le pourrez" ! C'est pourtant clair ! »

Ce qui était clair, c'est que j'avais complètement perdu les pédales.

J'étais désormais un insoumis, avec le risque de me voir conduire de force entre deux gendarmes à la caserne la plus proche, de comparaître devant un tribunal, peut-être même de passer un certain temps en prison et autres joyeusetés du même tonneau. Le pire, c'est que j'étais parfaitement conscient de tout cela, mais que je m'en foutais royalement.

L'insouciance !… la voilà, la véritable richesse de la jeunesse !

Passé la quarantaine – période charnière à partir de laquelle on se voit attribuer d'autorité un qualificatif discourtois finissant par "génaire" –, il faut se rendre à l'évidence : les atouts de notre jeunesse triomphante commencent lentement à décliner. Cependant, si nous sommes une majorité à être concernés par les atteintes de l'âge, c'est loin d'être une règle absolue. Il n'est pas nécessaire de chercher longtemps pour citer des hommes et des femmes d'un âge certain qui sont beaux comme des dieux, harmonieusement bâtis, pleins de vigueur, souvent sportifs, en pleine possession de leur intellect, et dont rien n'autorise à supposer qu'ils ne brillent pas sous la couette.

Mais je suis formel : il est un privilège de la jeunesse que nous perdons tous, autant que nous sommes, en prenant de l'âge, c'est l'insouciance ! Cette merveilleuse insouciance dont quelques vieux croûtons essaient de persuader les jeunes qu'elle est un défaut, probablement par dépit de l'avoir perdue. Ne les écoutez pas, les enfants ! jouissez de ce trésor tant que vous pouvez y puiser à pleines mains ! Un jour, le coffre sera vide.

Comment pourrais-je aujourd'hui renier mon insouciance alors que cet été soixante-six, mon été d'insoumis, fut le plus fou de ma vie, le plus riche de souvenirs, celui où j'ai atteint la plénitude de ma jeunesse, avec férocité, sans retenue ! Il faudrait des centaines de pages pour exprimer la millième partie de la démence qui me dévorait ; pour faire exploser ce soleil, cette musique, cette fureur de vivre.

Annie me donna ma deuxième fille début juillet et je n'eus que le temps d'aller les embrasser toutes les deux à la maternité avant de rejoindre la côte basque avec mon groupe de rock. Il faut s'imaginer une salle tranquille de l'hôpital d'Agen soudain envahie par cinq hurluberlus en cols Mao et pantalons à pattes d'éléphant, trimbalant des guitares en bandoulière et pourvus à eux cinq d'assez de cheveux pour garnir un traversin. Les patientes et les infirmières présentes ce jour là ne nous ont certainement pas oubliés. Pendant quelques minutes, les nouveau-nés perdirent la vedette et nous dûmes poser pour je ne sais combien de photos.

Est-il possible que cet été de folie à Hossegor et Biarritz n'ait duré que deux mois ! Comment ai-je pu vivre tant de choses prodigieuses en huit semaines ! Comment ai-je trouvé le temps, en si peu de jours, de passer en première partie des spectacles d'Adamo, de Roger Pierre et Jean-Marc Thibault ; d'accompagner au piano les chansonniers Edmond Meunier et Maurice Horgues ; d'assister en spectateur privilégié depuis les coulisses aux tours de chant d'Antoine – alors au sommet de sa gloire –, d'Hervé Villard, Michelle Torr et Christophe – tous trois à peine débutants –, d'Alain Barrière et d'Enrico Macias, accompagnés par des musiciens que j'avais connus à Alger ; de jouer au golf miniature avec les Problèmes (les musiciens d'Antoine, qui deviendraient un peu plus tard les Charlots) ; de perdre mon argent (et celui des autres) en jouant à la boule ; de dévorer les paellas pantagruéliques de la Casita – le restaurant du casino –, avec parfois comme convives les internationaux de rugby Benoît Dauga et Michel Sitjar qui prenaient des vacances dans le coin ; de m'initier en spectateur aux plus aériens des sports de pelote basque : le grand chistera et la cesta punta ; de me voir confier la sinistre mission d'annoncer aux musiciens d'Adamo que le spectacle du soir était annulé parce que Salvatore venait de perdre son père ; de suivre avec passion des parties de tennis âprement disputées par des anciens champions comme Pierre Darmon ou Françoise Durr ; de faire des virées en douce à Biarritz avec quelques copains et le chauffeur d'Alain Barrière dans la Mercedes du chanteur – et bien entendu à son insu – pendant qu'il passait sur scène ; de traîner à la discothèque jusqu'à des heures impossibles avec les rugbymen déjà cités qui me passaient leur argent pour que je paie les consommations parce qu'ils savaient qu'en tant que musicien de l'établissement j'avais droit à des réductions ; de remplacer en cachette le projectionniste du casino qui profitait des séances de cinéma pour aller retrouver sa maîtresse (le fait qu'il soit censé travailler dans la cabine de projection au même moment lui procurait un alibi irréfutable vis à vis de sa régulière) ; de semer des chèques en bois dans tous les restaurants où je déjeunais avec Annie lorsqu'elle venait me rejoindre avec notre dernier bébé âgé de quelques semaines…

Et tout ça en jouant chaque soir avec mon groupe de rock, dont j'ai oublié de préciser qu'il s'appelait Les Chahuteurs… ça ne s'invente pas.

J'étais devenu dingue, fou à lier, complètement inconscient des possibles conséquences de mes folies, totalement indifférent à ce que serait demain. Je ne vivais même pas au jour le jour, mais uniquement pour jouir de la minute qui passait. Pourtant, extérieurement j'étais resté le même : enjoué, aimable avec tout le monde, d'une politesse scrupuleuse et paraissant uniquement préoccupé de bien faire mon travail de musicien. Un parfait escroc !

Pour que cette histoire ne soit pas entièrement dépourvue de morale, je dois préciser que j'ai fini par m'acquitter des montants des chèques sans provisions ; le directeur du casino retenait mon cachet quotidien à la source pour rembourser directement lui-même les restaurateurs venus se plaindre.

Aujourd'hui, par souci de respectabilité, je pourrais affirmer que je regrette ceci, que je n'aurais pas dû agir comme cela, patati et patata… mais c'est impossible. Je n'ai pas le droit de chercher à me tromper moi-même. Renier sa propre jeunesse est la plus ignoble des trahisons ! Je ne le ferai pas.

La vérité, c'est que j'ai libéré cet été là huit ans de folie en quelques semaines. Ces huit années d'adolescence volées par la guerre d'Algérie, je les ai dévorées d'un seul coup entre juillet et août soixante-six. C'était la première fois de ma vie que je perdais les pédales à ce point et ce serait aussi la dernière. Jamais plus je n'existerais avec une telle force, une telle hargne, une telle intensité ! Jamais plus je ne me sentirais aussi jeune avec tout ce que ce terme comporte de besoin d'action, de brutalité, d'égocentrisme, d'ivresse de liberté, de soif de vivre à cent conneries à l'heure et à n'importe quel prix. Je me suis explosé… j'assume ! Je ne regrette rien.

La suite, on la devine. Début septembre, je rentrai chez moi, dégrisé, mélancolique, la tête encore pleine de lumière bleue, heureux quand même de retrouver Annie et nos filles. Inquiet surtout ! je réalisai enfin (il était temps) qu'avoir délibérément ignoré la convocation que m'avaient remise les gendarmes en juin avait fait de moi un insoumis. Je vécus dès lors dans la hantise de leur prochaine visite où je les imaginais m'emmenant de force, menottes aux poignets.

Où va se nicher l'orgueil ! Je croyais être un délinquant, presque un hors-la-loi ! Pour les deux gendarmes qui débarquèrent chez moi quelques jours après mon retour, je n'étais qu'un jeune imbécile qui méritait à peine qu'on lui tire les oreilles. Ils me tancèrent sans grande conviction, un peu goguenards, et repartirent en me faisant simplement promettre de rejoindre mon unité avant la fin du mois. Sinon…

Le sinon était de trop. Je parvenais à peine à y croire : non seulement mon incartade ne me vaudrait aucune sanction, mais je disposais même d'un petit délai. Je n'avais pas l'intention de laisser passer cette dernière chance qui m'était offerte de rejoindre mon unité seul et la tête haute. Cette fois, j'obéirais.

Et voilà comment je quittai les miens un matin d'automne avec ma petite valise, malheureux comme une pierre, avec en tête une foule de plans aussi compliqués les uns que les autres pour décourager l'armée de me garder. Ça allait de la simulation de je ne sais quelle maladie rarissime (dont j'avais appris par cœur les symptômes inquiétants) jusqu'à la grève de la faim, en passant par une gamme variée de projets tout aussi tortueux.

Quelques heures plus tard, un taxi me déposa en pleine campagne devant le portail du camp militaire de Souge et repartit aussitôt pour Bordeaux comme s'il ne voulait pour rien au monde s'attarder en cet endroit maudit. Je restai seul.

Pour en rajouter dans le dramatique, je pourrais inventer un ciel bas, des nuages lourds et sinistres, un vent soufflant en rafales et – pour faire bonne mesure – une pluie fine et glacée qui me dégoulinait dans le cou. Mais ce serait un fichu mensonge : le ciel était radieux et le soleil d'automne déjà chaud malgré l'heure matinale.

Je jetai un œil torve sur les alentours : des pins, des pins, encore des pins et des fougères partout… à en avoir la nausée. Je décidai sur le champ que j'avais de tout temps détesté les pins et encore plus les fougères. Entre les pins, une route déserte, bêtement rectiligne, sans aucune perspective, moche quoi ! Les deux seules constructions situées à l'extérieur du camp étaient naturellement des cafés, encore fermés à cette heure, mais que je jugeai aussitôt minables, tristes et sans aucun attrait, probablement fréquentés le soir par des soudards avinés, braillards et ignorants. Inutile de préciser que les hautes grilles du portail m'apparurent sur le champ comme la porte d'une prison ! pire : d'un camp de concentration ! Au delà, il semblait n'y avoir personne : un poste de garde, deux ou trois constructions en bois peintes d'un jaune que je qualifiai aussitôt de pisseux, une demi-douzaine de bâtiments sans personnalité à quelque distance, une route qui se perdait dans le lointain… mais pas âme qui vive ! Ce fichu camp paraissait désert. L'entrée était bien flanquée d'une guérite mais elle était vide de toute sentinelle. Ah elle était belle l'armée française ! un camp militaire qui n'était même pas gardé !

J'éprouvai une dernière fois l'irrésistible tentation de fuir cet endroit que je haïssais de toutes mes forces, de mourir sur place plutôt que de franchir ce portail au delà duquel j'imaginais un monde qui m'était totalement étranger, une communauté de brutes, d'individus primaires forcément incultes, à coup sûr incapables de saisir toutes les délicates nuances d'une âme d'artiste. Comment pouvait-il en être autrement ?

Cependant, rassemblant toute mon énergie, je résistai vaillamment à cette dernière pulsion de lâcheté. En poussant un soupir de quinze tonnes, je me résignai enfin à franchir la petite porte qui jouxtait le portail.

Au moment même où j'entrai, je ne savais pas encore comment j'allais m'y prendre, quels moyens légaux ou illégaux je devrais employer, quelles puissantes relations je ferais intervenir pour me tirer de là, mais j'étais habité d'une certitude absolue : je ne resterais pas seize mois au camp de Souge !

J'avais raison ! j'allais y vivre quatre ans et demi.