Lâché !

(Lettre à Serge du 18 juin 2002)

Tu me connais depuis longtemps et tu sais que la modestie ne m'a jamais étouffé. En fait, quand je fais quelque chose de bien, je tiens à ce que ça se sache. Alors si personne ne me fait de promo, eh bien je m'en charge moi-même et voilà tout.

Pourtant, tu ne m'as sans doute jamais vu rouler des mécaniques comme un certain matin de l'été soixante-seize. Je vais te raconter ça, mais d'abord il faut que je remonte assez loin dans le temps : exactement un quart de siècle plus tôt, presque au jour près.

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C'était en mil neuf cent cinquante et un et je passais pour la première fois mes vacances d'été sans mes parents. Oh, pas bien loin d'eux ! de Ménerville à Palestro, qu'est-ce qu'il pouvait y avoir comme distance ? vingt bornes ?… peut-être même pas !

Mes vieux m'avaient confié pour quelques semaines à un oncle marié depuis l'année précédente. Le jeune couple et leur bébé habitaient un minuscule deux pièces déjà à peine suffisant pour eux trois. Mais bon… à neuf ans je ne prenais pas beaucoup de place. Du moment que j'avais mon assiette à table et mon lit de camp démontable que tonton installait chaque soir dans la cuisine entre la table et l'évier, je n'avais besoin de rien d'autre. Le reste du temps j'étais dehors à me balader au soleil, ou bien je lisais des heures durant assis sur une marche de l'escalier de l'immeuble, à la fraîche. Je ne crois pas avoir été très encombrant. J'étais plutôt un môme calme, facile à vivre, et je ne parlais pas beaucoup à l'époque. Ça a changé depuis.

Il me suffisait d'une seule chose pour foutre une paix royale à tout le monde : de la lecture ! Heureusement, mon oncle André aimait lire et il avait en réserve largement de quoi m'abreuver pendant mon séjour. C'est à Palestro que j'ai lu Sans famille pour la première fois, et peut-être même pour la seule fois de ma vie ; je n'ai jamais trop mordu au mélo.

Et puis un jour, tonton m'a donné un livre à la couverture effrayante. On y voyait un avion plongeant à travers un rideau de flammes. Qu'est-ce que je raconte avec mon rideau ? un volcan, oui ! un enfer de flammes jaunes et rouges qui couvraient toute la surface de la couverture. Le dessinateur n'y était pas allé de main morte ; s'il avait voulu impressionner le lecteur, c'était gagné. Sûr et certain que l'avion n'avait aucune chance de s'en tirer ! Ce bouquin était le fameux Feux du ciel de Pierre Clostermann.

Le livre sous le bras, je suis allé m'asseoir dans l'entrée de l'immeuble, sur le vieil escalier de pierre, au beau milieu de ma marche favorite : la plus patinée par les ans. Je m'asseyais toujours en plein milieu, et à chaque fois que ma tante, mon oncle ou quelqu'un d'autre voulait monter ou descendre, j'entendais le même refrain :

    Et l'autre qui est là au milieu, comme le jeudi ! Mais pourquoi tu te mets pas sur le côté qu'on puisse passer ?

À force d'entendre toujours la même chose, un jour j'en ai eu marre et j'ai répondu :

    Parce que sur les côtés, les marches elles sont pas usées. Tandis qu'au milieu c'est un peu enfoncé alors ça me cale bien le derrière.

Ça les a fait rigoler et ils se sont racontés ça les uns aux autres pendant je ne sais combien de temps en se moquant de moi. Aujourd'hui que je suis devenu un vieil imbécile, je comprends pourquoi ça les a fait rire ; mais à l'âge que j'avais, j'étais persuadé que les grandes personnes ne comprenaient rien aux explications les plus simples.

Alors bon. Le derrière bien calé, j'ai ouvert Feux du ciel, comme ça, tout bêtement, comme n'importe qui ouvrirait n'importe quel livre.

Eh bien quand j'y repense, je trouve que j'aurais dû entendre les trompettes.

Comment ça "quelles trompettes ?"… Tu sais bien que dans un film, on entend toujours un grand coup de musique bien appuyée au moment où il se passe quelque chose d'important sur l'écran ! probablement pour réveiller les spectateurs qui dorment, ou peut-être parce que le public est tellement bête qu'il faut tout lui dire… enfin moi, il n'y a que comme ça que je me l'explique. Par exemple, suppose que l'affreux Diego Pastaga, la terreur du Rio Grande, ait enlevé la douce Gwendoline. Il l'emmène dans sa cabane et la coince contre le frigo pour l'embrasser. Mais l'autre ne veut rien savoir, elle se débat et elle gueule comme trente-six cochons (sauf que tout le monde sait bien qu'elle gueulerait beaucoup moins si c'était Mel Gibson qui jouait le rôle de Diego Pastaga à la place du vieux cradingue borgne et pas rasé). Tu me suis jusque là ?… Bon. Tout à coup, la porte s'ouvre en grand et le héros entre dans la cabane (c'est Mel Gibson qui fait le héros). Bête comme il est, le spectateur se dit : « chic ! ils vont se la faire à deux ». Mais le réalisateur sait bien que le spectateur est con (forcément, puisqu'il a payé pour voir ce navet), alors il accompagne l'apparition du héros d'une terrible sonnerie de trompettes : "ta-ta-taaan !" et l'on comprend tout de suite que le héros va tuer Diego Pastaga et qu'il se fera Gwendoline tout seul. Mais seulement après la fin du film et on ne verra rien.

Voilà pourquoi j'aurais dû entendre "ta-ta-taaan !" quand j'ai ouvert Feux du ciel. Parce que cet instant précis marquait le début d'une passion qui allait me dévorer tout au long de ma vie. Dès les premières lignes du livre, je suis entré dans le monde fascinant des avions, des pilotes et de tout ce qui se rattache à l'aviation. Je n'en suis jamais ressorti.

Le livre refermé, quelques jours plus tard, ma décision était prise : je serais un héros de l'aviation de chasse et rien d'autre.

Raté !

Comme tu le sais, ma carrière d'aviateur s'est bornée à encombrer les meubles de maquettes en plastique, à courir les meetings, visiter les musées et les salons, prendre des milliers de photos, lire tous les livres sur le sujet, m'abonner aux magazines spécialisés, etc.

Maigre consolation : l'arrivée des ordinateurs et des simulateurs de pilotage dans les années quatre-vingt ! Enthousiasmé par cette nouveauté, j'ai cru un moment pouvoir me satisfaire de ce semblant de réalité. J'y ai tellement cru que dès quatre-vingt-douze, je fus l'un des premiers à commercialiser des paysages et des avions pour les simulateurs de pilotage, me taillant même une petite réputation internationale puisque mes produits se sont vendus un peu partout à l'étranger. Illusion ! poudre aux yeux ! la simulation n'est qu'un ersatz. Avec l'âge, j'ai réalisé que je n'avais jamais été qu'un pilote refoulé.

Sauf en soixante-seize !

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Cette année là, je me suis enfin décidé à prendre des cours pour passer mon brevet de pilote privé. À trente-quatre ans, il était temps.

À vrai dire, les conditions n'avaient jamais été réunies pour que je m'y mette plus tôt. Le principal obstacle à ce projet était que je ne me fixais jamais bien longtemps dans la même région. Ma smalah avait déjà déménagé six fois depuis mon mariage ; en douze ans seulement ! Le temps d'avoir ras le bol du patelin et zoup… on remballait. De vrais romanos !

Mais en soixante-seize, tout collait pour que ça puisse se faire. On habitait Bordeaux, je jouais de temps à autre avec de très bons orchestres de jazz du coin, et j'étais chaque soir le pianiste attitré du Chais, un célèbre restaurant du quartier des Chartrons. Annie bossait à l'hôpital militaire et un copain musicien m'avait procuré un job de gratte-papier à mi-temps dans un labo pharmaceutique. Tout cela ne nous rendait pas millionnaires, mais m'autorisait enfin à consacrer un peu d'argent aux cours de pilotage. Comme ma famille se plaisait bien à Bordeaux et que je pensais m'y fixer [1] , je me décidai à sauter le pas. Un ami me conseilla au début du printemps un petit aéro-club sympathique et pas cher à Yvrac, dans les environs du pont d'Aquitaine.

Et voilà comment le premier avril, fier comme un Mongol mais pas vraiment rassuré, je m'installai en place pilote d'un joli petit biplace aux ailes entoilées : un Jodel D112 pimpant, blanc avec des parements rouges, amoureusement entretenu par le mécano du club, et dont les flancs portaient l'immatriculation F-BIKS. Quand je t'aurai dit que la réglementation aéronautique autorise à désigner un avion par les deux dernières lettres de son code épelées en alphabet phonétique international, tu comprendras pourquoi mon Jodel s'appelait officiellement Kilo-Sierra. Tu imagines ma jubilation quand on m'apprit que je pilotais un appareil que tous les pilotes de la région avaient surnommé le phylloxéra !

Mon premier moniteur était un garçon d'une vingtaine d'années, mais d'une grande expérience malgré sa jeunesse. Comme je lui rendais quatorze ans, je crus généreux de le mettre à l'aise dès notre prise de contact en l'autorisant à s'adresser à moi comme si nous avions le même âge ; autrement dit à ne pas prendre de gants pour me rabrouer si je faisais quelque chose de travers. Manifestement enchanté de cette autorisation, il en abusa au point que de toute ma vie je ne me suis jamais autant fait engueuler qu'au cours des dix leçons que j'ai prises avec lui.

Mais c'était vraiment un as. Écoute ça : un jour où le vent était très régulier, il me demande les commandes. Je lâche tout et il prend le contrôle. Après un petit virage pour se mettre contre le vent, il me dit :

    Vous avez un point de repère au sol de vôtre côté ?

    Oui, je réponds, un château pas loin devant l'aile.

    Bon. Alors regardez-le bien ! ne le quittez pas des yeux !

Je fixe le château et, en évaluant sa distance par rapport à l'aile gauche, je m'aperçois qu'on ralentit de plus en plus. Finalement, la grande bâtisse disparaît lentement sous l'aile. L'instant d'après, le doute n'est plus permis : nous faisons du surplace ! l'avion n'avance plus du tout.

Je jette unœil sur les instruments. On perdait un poil d'altitude, mais par rapport au sol, l'avion était immobile. Ce fichu môme avait exactement ajusté notre vitesse sur celle du vent ! Je le voyais concentré sur l'équilibre de l'appareil, corrigeant en permanence par touches imperceptibles la position des commandes et le régime du moteur.

J'étais scié.

S'apercevant du coin de l'œil que je l'observais, il me lance avec sa brusquerie habituelle :

    Non ! non ! regardez dehors, je vous dit !

Je regarde, et tu sais ce que je vois ?…

Le château !

Oui monsieur. Le château était à nouveau visible devant l'aile et l'avion s'en éloignait. C'était à peine sensible, mais pas de doute : on était bel et bien en train de voler à reculons par rapport au sol ! Tu parles d'un pilote !

Il y avait quelque chose que je n'arrivais pas à comprendre dans l'attitude de ce garçon : il paraissait ne prendre aucun plaisir à contempler le paysage. Il pilotait comme un robot, une machine infaillible, un pilote automatique. Je crois bien que voler lui était indifférent. La seule chose qui le motivait, c'était la précision du pilotage et rien d'autre. Je t'avoue qu'à certains moments il m'emmerdait un peu. Par exemple je lui disais :

    La tache blanche qu'on voit là bas, derrière le bois, ça doit être Libourne, non ?

    Oui, répondait-il sèchement, mais surveillez vos instruments ! on dérive sur la gauche et vous avez perdu dix mètres d'altitude. Faites attention, quoi !

Certains jours il me gonflait sérieusement et à plusieurs reprises je me suis trouvé à un cheveu de l'envoyer se faire voir, lui, ses cadrans, ses aiguilles, sa saloperie de bille [2] et ses paramètres à la noix. Mais bon, j'étais là pour apprendre et ce type était un sacré pilote. Alors je ravalais ma fierté.

Une fois, une seule fois, je l'ai vu se conduire comme un gamin. Mais alors vraiment comme un gamin ! je n'en suis pas revenu. D'une certaine façon, j'en ai été rassuré pour lui. Ce garçon me faisait penser à un androïde sans émotions, sans âme, sans humour… genre monsieur Spock. Il semblait si déshumanisé qu'il m'en mettait mal à l'aise. Je ne pouvais pas m'imaginer qu'il puisse craquer.

Pourtant il a craqué au moins une fois. Et pas qu'un peu, comme tu vas voir.

Tout se passait normalement. La leçon était terminée et l'on rentrait tranquillement "à la maison". Je pilotais en essayant d'identifier des repères au sol car de là-haut, retrouver le terrain d'Yvrac n'était pas si facile : la piste en herbe ressemblait à n'importe quel champ, le bureau-buvette à n'importe quelle maison de campagne et le hangar des avions à n'importe quel entrepôt. Heureusement, certaines installations comme le pont d'Aquitaine ou le château d'eau de Bassens se distinguaient de loin, alors je m'orientais grâce à cet instrument de navigation extrêmement sophistiqué et d'une fiabilité à toute épreuve qu'on appelle le pifomètre.

Pour une fois, mon jeune moniteur me lâchait les babouches, réservant sans doute ses récriminations pour les boulettes que je ne manquerais pas de faire au moment de l'approche et de l'atterrissage. Il surveillait en silence l'espace aérien et laissait tomber de temps à autre un regard indifférent vers le sol.

Tout à coup, je le vois tourner brusquement la tête à s'en tordre le cou par dessus son épaule droite, et il lance dans l'interphone un seul ordre bref  :

    Commandes !

Surpris mais discipliné, je lâche aussitôt le manche et je retire mes pieds du palonnier. Pauvre de moi ! dans un même mouvement, ce frapadingue pousse le moulin au maximum, bascule le pauvre Jodel presque sur la tranche et l'engage dans un virage à droite ultra serré qui me fait remonter les castagnettes dans le gosier. En même temps, je l'entends hurler dans les écouteurs :

    Yaaahouuuu !

Et là, tu peux me croire… je te jure que j'ai eu la frousse. Pendant quelques secondes, je me suis vraiment cru embarqué dans un piège mortel avec un type pris d'une crise soudaine de folie furieuse.

Mais attends, ce n'est pas fini. Il redresse l'avion aussi brutalement qu'il l'avait engagé en virage, au point que mon écouteur gauche heurte le plexi. Pendant que je rectifie sommairement la position de mon casque, il réduit le régime moteur, passe un bras devant moi pour enclencher le réchauffage du carburateur et nous met en descente assez accentuée.

Et qu'est-ce que je vois ? un train !… un brave train de marchandises qui trimbale tranquillement ses wagons à travers la campagne girondine sans se douter qu'il est la cible d'une redoutable attaque aérienne. Car l'intention de l'autre barjot ne fait aucun doute : il attaque le train !

Il se penche en avant avec un rictus mauvais, les dents serrées et imite le staccato d'une mitrailleuse :

    Ta-ta-ta-ta-ta-ta-ta-ta…

Fin de la scène de l'attaque du train. Coupez ! on la garde.

J'étais médusé. Il a redressé doucement en palier et annoncé du ton le plus calme du monde :

    Reprenez les commandes s'il vous plaît. Grimpez à quatre cent mètres et dirigez-vous vers le sud-ouest. On n'est pas loin du terrain.

Je me souviens de lui avoir demandé de se charger lui-même de l'atterrissage, sous prétexte que je me sentais un peu fatigué. Ce qui était l'absolue vérité.

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Un matin, à mon arrivée, le chef pilote m'apprit que mon kamikaze avait quitté l'aéro-club et que dorénavant il se chargerait lui-même de la poursuite de ma formation. J'en demande pardon à mon jeune moniteur, mais cette nouvelle me combla d'aise car le chef pilote était un homme un peu plus âgé que moi, avenant, aimant parler, et je savais que j'allais bien m'entendre avec lui. Effectivement, l'ambiance des cours changea du tout au tout. Mon niveau d'alors ne m'autorise pas à porter un jugement sur ses talents de pilote comparés à ceux de mon premier instructeur, mais il bénéficiait d'une longue expérience ; et surtout, le plaisir de voler l'emportait chez lui sur toute autre considération.

Quel changement ! Parfois, en cours de vol, il croisait ses doigts derrière sa tête, se cambrait en fermant les yeux, soupirait d'aise et murmurait :

    On est quand même mieux ici qu'en bas, hein ?

J'étais positivement ravi. Il m'indiquait le nom de chaque village, de chaque château. Je découvrais enfin cette belle région que j'avais survolée une dizaine d'heures sans jamais en profiter. Cependant, tout ça ne l'empêchait pas d'être un excellent instructeur et je progressais rapidement.

Un après-midi, il m'indique un champ minuscule entouré d'arbres et lâche d'un ton neutre :

    Tiens, posez-vous là !

Ni une ni deux ! je ne me pose aucune question. Je mets le Jodel en configuration d'atterrissage et nous descendons doucement vers la petite clairière. À quelques mètres de la cime des arbres, le chef pilote commence à s'agiter, remet les gaz lui-même, redresse en montée et me dit :

    Coupez le réchauffage carbu s'il vous plaît. Dites-moi un peu… vous vouliez vraiment vous poser là ?

    Moi ? sûrement pas ! c'est vous qui me l'avez demandé.

    Mais enfin, vous voyez bien qu'on n'a même pas la place d'atterrir ! en admettant qu'on y arrive sans bousiller l'avion, comment voulez vous qu'on redécolle après ?

    Pas mon problème ! Vous me dites : « posez-vous là ! », je me pose là, point final. C'est vous le moniteur, vous devez savoir ce que vous faites.

    Ben vous alors !

Il me regardait d'un air rigolard, complètement soufflé. Il avait sûrement fait le coup à d'autres élèves et j'imagine que j'étais le premier zigoto à réagir comme ça. Malgré son ancienneté dans le métier, j'avais réussi à l'étonner.

À la leçon suivante, il m'a demandé de passer sous une ligne à haute tension et cette fois il m'a laissé faire. Mais bon, il y avait largement la place.

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Et le grand jour est arrivé.

C'était en juillet. Ou peut-être en août… je ne sais plus. Ce qui est sûr, c'est que je devais avoir un peu d'argent d'avance car j'avais pris rendez-vous pour deux leçons le même jour : une le matin et une autre l'après-midi. Le grand luxe !

L'aéro-club n'était pas tout proche de la maison, et je n'aurais pas eu le temps de rentrer déjeuner entre les deux vols. Du coup, comme le temps était splendide, j'avais proposé à Annie de venir passer la journée avec moi. Pendant les cours, elle m'attendrait tranquillement en sirotant une boisson fraîche sous un parasol de la buvette. À midi on déjeunerait d'un sandwich, et le reste du temps on se baladerait dans la campagne. Ce serait bien le diable si l'on ne trouvait pas un coin d'ombre pour euh… disons faire la sieste !

Dès notre arrivée, nous sommes allés au bureau où j'ai présenté ma nénette au chef pilote et aux deux ou trois clampins qui glandent en permanence autour de la machine à café dans tous les bureaux de tous les aéro-clubs du monde. Toi qui as connu Annie à cette époque, tu te souviens sûrement comme elle était canon ! alors tu penses bien que je ne ratais jamais une occasion de parader comme un coq quand elle m'accompagnait. Quand j'y repense, je me demande si c'était une aussi bonne idée que ça de présenter tout le temps ma femme à des types qui étaient plus beaux que moi. Bof, de toutes façons, maintenant il y a prescription.

La terrasse de la buvette se trouvait à un jet de pierre des avions parqués sur l'herbe. Annie s'y installe avec un magazine, et moi je commence à tournicoter autour du phylloxera pour la traditionnelle visite pré-vol, tripotant ceci et vérifiant cela. Comme je suis sous les yeux de ma souris, je m'efforce de prendre un air très concentré, très pro, pour lui montrer que son mec est vraiment à la coule et qu'il ne plaisante pas avec les consignes de sécurité. La pré-vol terminée, je m'installe aux commandes. Mon instructeur me rejoint deux minutes plus tard et nous voilà partis !

La leçon du jour prévoyait que nous nous écartions un peu du terrain pour travailler les manœuvres d'urgence : ce qu'il faut faire en cas de panne de moteur, etc. Mais le chef pilote m'annonce froidement que le programme est modifié parce que mes derniers atterrissages ne l'ont pas convaincu, et qu'il juge nécessaire que je m'y entraîne encore avant de passer à la suite. Un poil vexé – car je croyais au contraire que ma technique s'était affinée ces derniers temps –, je décide de lui prouver qu'il se plante complètement et que je suis au top du top.

Alors bon. Je commence à enchaîner les tours de circuit. Pour le cas où tu ne le saurais pas, un tour de circuit consiste simplement à décoller, virer quatre fois à angle droit pour décrire un grand rectangle et se reposer au même endroit. Évidemment, ça ne se fait pas n'importe comment, mais en gros ce n'est rien d'autre que ça. En leçon de pilotage, pour gagner du temps, on enchaîne les tours de circuit : dès que l'avion touche le sol, au lieu de s'arrêter on remet les gaz, on décolle dans la foulée et c'est reparti pour un tour !

Je vais te dire une chose : ce chef pilote était vraiment un sacré bonhomme. C'est seulement après coup que j'ai réalisé que sa remarque à propos de mon insuffisance à l'atterrissage était voulue, réfléchie, et programmée depuis le cours précédent. Son intention était de piquer ma fierté, de me pousser à me dépasser pour lui prouver qu'il avait tort, et je suis tombé dans le panneau. Je n'ai pas marché, j'ai couru !

Bref, je lui ai aligné cinq tours de circuit au cordeau avec à chaque tour un atterrissage trois points [3] de rêve. J'ai dû toucher à chaque fois au même endroit de la piste à moins de dix mètres près !

J'attendais un mot sympa de sa part… peau de balle ! Il se tenait ostensiblement les bras croisés, silencieux, contemplant le paysage d'un air un peu absent, comme s'il s'ennuyait ferme. J'en étais à me demander pourquoi il me faisait la gueule. Pas de doute ! il m'a eu. Je n'ai rien vu arriver.

Dès le cinquième toucher, il pose une main sur la commande des gaz pour m'empêcher d'enchaîner et prononce ses premiers mots depuis le décollage :

    Arrêtez-vous au bord.

    Pardon ? qu'est-ce que je fais ?

    Arrêtez-vous au bord de la piste ! là, à droite.

Je suis paumé. C'est quoi ce bazar ? Qu'est-ce que ça veut dire ? le cours n'en est qu'à la moitié de sa durée. Pourquoi on s'arrêterait ? et pourquoi au bord de la piste au lieu d'aller directo au parking ?

Dès que l'appareil stoppe, mon instructeur se détache, ouvre la verrière et s'extrait de l'habitacle. Je le regarde faire, complètement ahuri, et soudain tout devient clair : son silence, son expression fermée pendant les tours de circuits. J'ai compris : il est malade ! Il m'a fait arrêter pour vomir.

Je dois te paraître idiot, mais je te jure qu'au moment où il quitte l'avion, je suis encore à mille bornes d'imaginer ses véritables intentions. Une fois sur l'aile, il se tourne vers moi pour me parler, ou plutôt pour hurler car le moteur tourne toujours et il s'est débarrassé de son interphone.

    Allez go ! vous me faites quatre ou cinq tours de circuit en solo.

    Je… tout seul ?

J'imagine que mon expression d'incrédulité lui est familière car il l'a déjà lue sur le visage de tous les élèves qu'il a formés. Il me gratifie enfin d'un sourire bienveillant et ajoute en faisant le geste des plongeurs qui signifie "tout va bien", le pouce et l'index formant un cercle :

    Pas de problème ! vous êtes ok.

Puis il saute de l'aile et s'éloigne d'un pas tranquille vers le bureau sans se retourner.

Alors c'est ça un premier lâcher ? c'est aussi bête que ça ? pas de préparation en salle juste avant ? pas de "n'oubliez pas ceci", de "faites bien attention à cela" ? le gars descend juste de l'avion, il te dit : « bon, maintenant démerde-toi ! », et il se casse… j'en reviens pas.

Incroyable ! J'attendais ce moment depuis le jour où j'ai ouvert Feux du ciel il y a vingt-cinq ans, à Palestro, le derrière bien calé au milieu de ma marche d'escalier. Ce moment arrive enfin et je n'y crois pas. Je m'efforce de rester calme mais c'est impossible. Tout à l'heure j'en voulais au chef pilote parce qu'il me disait que mes atterrissages étaient nuls, mais maintenant je me demande s'il ne se plante pas en affirmant que je suis au point. Ça arrive trop vite. Je ne me sens pas prêt. Si je fais une fausse manœuvre, qui va me le dire ? qui va me corriger ? Le siège de droite est vide. Je suis seul. Au secours !

Je respire profondément. Faut y aller, petit ! Voilà vingt-cinq ans que tu enquiquines tout le monde avec tes histoires d'avions, que tu chantes sur tous les toits que tu es un aviateur-né, que c'est ta vraie vocation. Ok, d'accord ! mais maintenant il faut le prouver, grand couillon !

Et c'est parti ! Je cahote sur les taupinières jusqu'au seuil de piste, j'effectue les vérifications d'usage et bien entendu je ne laisse pas passer l'occasion de faire ma première connerie : je range mes écouteurs.

Qu'est-ce que tu dis ? la radio ?… tu rigoles ! pourquoi pas des freins tant que tu y es ? Non, le phylloxera n'avait ni radio ni freins, et son tableau de bord était même agrémenté de quelques jolis trous, car il y manquait certains instruments considérés d'ordinaire comme indispensables. Mais il avait un moteur réglé au quart de poil, une hélice en bois qui mordait bien l'air, et de larges ailes solidement entoilées. Il n'en faut pas plus pour voler et cette petite bestiole volait drôlement bien, crois-moi !

Sans radio, les écouteurs n'étaient utilisés que comme interphone entre les deux occupants, mais il était impossible de s'en passer car dans l'avion le vacarme du moteur était terrible.

Donc, au moment de décoller seul, il m'a paru évident que mon casque ne servirait à rien et j'ai fait la bêtise de m'en débarrasser. Ce n'est que lorsque j'ai poussé le moulin à fond pour le décollage que j'ai réalisé toute l'étendue de ma stupidité : depuis mon premier vol, je n'avais jamais entendu le moteur qu'à travers l'interphone, et voilà que je l'entendais en direct ! Je ne reconnaissais plus le son de mon avion dans ce fracas d'enfer. Je n'avais plus mes repères sonores habituels. Tant pis pour moi ! il était trop tard pour remettre mon casque.

Je décolle, je fais mon premier tour de circuit, j'approche du sol, je redresse au ras de l'herbe, le manche au ventre et j'attends que ça se pose tout seul… et j'attends… j'attends… mais cette saloperie de machine persiste à frôler la planète à trente centimètres des pissenlits et j'ai déjà bouffé la moitié de la piste ! Mais qu'est-ce que ça veut dire !

Et hop, deuxième boulette ! et de taille celle-là : je rends un peu de manche pour forcer l'avion à toucher, ce qu'il ne faut jamais faire ! et je le sais parfaitement.

Ah ça pour toucher, il touche ! mais comme je l'ai forcé et qu'il ne voulait pas se poser, il rebondit aussitôt à deux mètres. La violence du rebond le fait pencher fortement à gauche et il s'écarte de l'axe de piste. Je n'ai plus le choix : je remets les gaz, je rectifie ma trajectoire comme je peux et je grimpe pour un autre tour.

Ouf ! j'aspire l'air comme un goinfre en réalisant que j'étais en apnée depuis un bon moment.

En toute franchise, je ne crois pas avoir eu peur. D'ailleurs je n'en ai pas eu le temps. Mais j'étais furieux d'avoir été aussi mauvais. J'avais beau passer et repasser dans ma tête toutes les manœuvres que j'avais enchaînées au cours de l'approche et de cette tentative minable d'atterrissage, je ne trouvais pas l'erreur. J'avais fait exactement comme d'habitude.

… !

Comme d'habitude !!!

Tout s'éclaira d'un coup. Quel crétin ! d'habitude nous étions deux dans l'avion !… cette fois j'étais seul ! Pas étonnant que j'aie effacé la moitié de la piste sans me poser ! j'étais beaucoup plus léger qu'avant !

Tiens, je viens de faire le calcul par curiosité. En évaluant le poids de mon chef pilote à quatre-vingt patates, l'appareil avait perdu environ seize pour cent de son poids !… une paille ! Bien sûr, je n'ai pas eu le temps de faire ce calcul sur le moment, mais entre ma première et ma deuxième approche, j'avais compris l'essentiel.

Bon, je ne t'embête plus avec mes détails techniques. Il me suffit de te dire que ma seconde tentative fut un plein succès. Je décidai de le renouveler aussitôt pour enfoncer le clou et tenter d'effacer de la mémoire de mon moniteur l'effet désastreux de mon premier essai. Car je supposais qu'il avait admiré mes prouesses depuis la fenêtre du bureau et que mon numéro de cascadeur n'avait pas dû le laisser indifférent.

Je bouclai donc un troisième et dernier tour et me posai comme une fleur. C'est seulement en roulant doucement dans l'herbe vers le parking que je me suis souvenu qu'Annie était là. Je la distinguais de loin, toujours assise à la terrasse, sous son parasol, en train de feuilleter son magazine. Elle avait une robe légère à motifs bleus, très courte, comme c'était la mode à l'époque ; une mode faite pour elle ! Je la revois, avec ses superbes cheveux châtain foncé qu'elle portait très longs alors. Elle avait remonté ses lunettes de soleil sur le haut de son front et regardait l'avion approcher.

Elle avait vingt-neuf ans. Bon sang, qu'elle était belle !

Tu imagines si je crânais ! j'avais été lâché sous les yeux de ma souris. J'étouffais littéralement de fierté. Je me suis prudemment déporté d'un peu loin pour être certain d'atteindre mon emplacement de parking exactement en ligne droite ; je tenais à ce que mon arrivée soit impeccable (n'oublie pas que le Jodel n'avait pas de freins). Et j'ai stoppé pile poil où il le fallait, du premier coup. Mon seul regret : ne pas savoir faire un demi-tour sur place à la Papy Boyington !

Le cinéma que j'ai fait ! tu ne peux pas le croire.

Une fois le moteur coupé et tout mis en ordre dans l'avion, je suis sorti de l'habitacle et j'ai sauté de l'aile à pieds joints, d'un mouvement souple, comme j'imaginais que Mermoz devait le faire dans les années trente. Puis, d'un pas élastique genre grand fauve, je me suis dirigé vers le bureau en faisant ostensiblement tournoyer la clef de contact autour de mon doigt. En passant près d'Annie, je lui ai adressé un signe décontracté, avec en prime un sourire charmeur à la James Bond.

    Je passe au bureau et je te rejoins.

Enfoncé, Belmondo !

Au bureau, j'ai moins frimé parce que mes deux derniers atterrissages n'avaient pas complètement suffi à faire oublier au chef pilote que j'avais méchamment déconné au premier, et j'ai eu droit à un petit remontage de bretelles. Mais bon, dans l'ensemble ça s'est plutôt bien passé.

Puis j'ai rejoint ma femme, resplendissante de fraîcheur dans la lumière dorée. Un bisou gentil et je me suis laissé tomber sur un siège avec le soupir du grand professionnel accablé de responsabilités.

J'attendais un petit mot sympa, mais elle se replongea dans son magazine.

Enfin quoi ! quand même ! depuis trois quarts d'heure j'étais presque devenu un vrai pilote !… ça méritait au moins deux mots de  félicitations, non ?

Elle tourna une page de son fichu journal et je commençai à réaliser que mon numéro de Superman ne l'avait pas impressionnée plus que ça. Depuis douze ans que nous étions mariés, elle connaissait mon cinéma par cœur.

Désappointé, je me résignai en désespoir de cause à prendre l'initiative de la conversation :

    Alors ? tu as vu quand j'ai été lâché ?

    Bien sûr ! répondit-elle sans lever le nez, puisque ton moniteur est rentré à pied.

    Ah oui, c'est vrai.

   

    Et euh… comment tu as trouvé mes deux derniers atterrissages ?

    Pas vus ! je faisais les mots croisés.

Sans commentaires.


[1] Raté ! nous serions à Paris l'année suivante.

[2] La bille est un instrument de pilotage.

[3] Lorsque les deux roues principales et la roulette de queue touchent en même temps.