Une soirée mémorable (1/4)

Il y a des jours où il ne se passe rien.

Enfin, c'est façon de parler. En réalité, on peut y vivre une foule de choses, mais toutes plus banales les unes que les autres. Aucune qui vaille la peine d'être collée dans l'album de la mémoire bien au milieu d'une page toute neuve avec le papier cristal par dessus !

Et puis il y a les jours fastes. Les événements drôles ou émouvants s'y succèdent en rafale, et le collectionneur de souvenirs nage dans le bonheur comme une île flottante dans la crème anglaise.

Le quatorze septembre mil neuf cent quatre-vingt neuf est à classer pour moi au hit parade de ces jours mémorables.

Maître Capello et le renard du désert

C'était un engagement intéressant à plus d'un titre : un gala prestigieux pour lequel le grand orchestre avait été mobilisé. Il faut savoir que jouer en big band est très motivant pour un musicien de jazz, et nous en étions d'autant plus friands que la chose était rare. De plus le cachet promis était très convenable, ce qui ne gâtait rien.

La soirée s'annonçait "très classe" : un grand dîner de bienfaisance organisé par Régine au profit de la lutte contre la drogue, avec pour cadre la salle des Ambassadeurs du casino de Deauville – excusez du peu –, et pour convives des célébrités du monde de la chanson, du cinéma, de la médecine, de la politique… bref, ce qu'on a coutume de nommer le tout Paris, à cette nuance près que ça se passerait à Deauville.

Le Transatlantic Swing Band (notre orchestre) était chargé d'animer la soirée, mais il n'était pas tout seul. Régine avait fait les choses en grand : elle avait aussi engagé la chanteuse Maurane et un ballet genre Folies Bergère avec des plumes, des paillettes et tout le bataclan. Enfin, pour le côté humour, elle avait eu la bonne idée d'organiser une parodie des Jeux de vingt heures dont les candidats seraient les invités.

Les Jeux de vingt heures étaient une émission de télévision extrêmement populaire qui avait disparu depuis belle lurette de la grille des programmes, mais que tout le monde avait encore en mémoire. Son succès tenait en grande partie à la qualité de l'équipe qui l'avait animée, et en particulier aux fortes personnalités de Jean-Pierre Descombes, Maurice Favières et Jacques Capelovici. Les premiers présentaient le jeu avec beaucoup de malice, d'humour et de bonhomie. Quant au dernier nommé, son talent l'avait propulsé en quelques jours au rang des vedettes du petit écran. La production lui avait attribué pour l'occasion le pseudonyme volontairement pompeux de Maître Capello et ce choix devait se révéler heureux puisque des années plus tard on continue de l'appeler ainsi, la plupart des gens ignorant son véritable nom.

Son rôle consistait à arbitrer les contestations ou à compléter une réponse par quelques détails supplémentaires. Assis derrière une table garnie de livres, il pontifiait d'une puissante voix de baryton en fixant le téléspectateur droit dans les yeux de son regard d'hypnotiseur au travers d'épaisses lunettes. Toujours d'un sérieux imperturbable, martelant les mots et appuyant ses commentaires d'un geste docte du doigt, il affirmait avec autorité que telle expression était "de bon aloi", ou ajoutait à la confusion d'un candidat malheureux en lui démontrant par quelques remarques incisives et preuves à l'appui que sa réponse était particulièrement stupide. Tout cela avec un puissant humour sous-jacent, d'autant plus jubilatoire que lui-même ne se permettait que très rarement un sourire.

Maître Capello était donc du voyage à Deauville et il se présenta comme tout le monde à l'heure dite au bar des Trois Obus de la porte de Saint-Cloud, point de rendez-vous traditionnel des artistes partant de Paris vers l'ouest de la France.

Dès son entrée, un son acide, geignard et particulièrement irritant pour des oreilles de musiciens se mêla soudain au brouhaha ordinaire du bar. Le premier instant de mauvaise surprise passé, il s'avéra que ce bruit horripilant émanait bien de la personne de Maître Capello. Renseignement pris, l'animal était arrivé armé d'un minuscule harmonica de quatre trous qu'il dissimulait entre ses dents et dont il entendait bien nous faire les honneurs durant le voyage en autocar. Fort heureusement, deux ou trois âmes bien intentionnées le découragèrent de mettre cette menace à exécution avec quelques arguments bien sentis dont le moindre était une promesse formelle de défenestration sur l'autoroute s'il s'avisait de persister.

Une poignée de minutes plus tard, le car roulait vers Deauville et nous devisions gaiement de choses dont tous les musiciens du monde ont coutume de deviser gaiement : les femmes et la bouffe.

Maître Capello, désormais interdit de concert d'harmonica, se mit en devoir de faire la connaissance de chacun d'entre nous en changeant de place toutes les cinq minutes. Après quelques banalités d'usage (de quelle région êtes-vous ? vous jouez de quel instrument ?), il tentait d'orienter le dialogue vers un domaine qui l'intéressait : les tribulations de la langue française, l'anglais (dont il est agrégé) et surtout l'histoire de France et d'ailleurs. Mais allez donc faire changer de sujet de conversation à un gars branché sur les vertus comparées des fesses rondes et des fesses en poire ! Peine perdue ! Au bout d'un moment, Capello renonçait à hausser le niveau culturel du débat, repérait une place libre à côté d'un autre cobaye et relançait le test.

Et mon tour arriva. Je m'y attendais car j'avais repéré son petit manège et l'un de mes camarades m'avait même confié en passant que Capello était un brin raseur, ce dont je doutais fortement. Je dois préciser que, tout comme lui, je préfère choisir pour compagnon de voyage un interlocuteur capable d'argumenter sur les circonstances du coup d'état du dix-huit brumaire plutôt que me farcir trois heures durant les capacités de reprise de la dernière Peugeot diesel, le revers lifté d'André Agassi, les résultats d'Auxerre en championnat ou la dernière histoire belge.

Attention, je ne suis pas en train de prétendre que mes camarades musiciens sont des demeurés ! Comme la plupart des artistes ils sont au contraire d'un niveau de culture qui les autorise à participer à des conversations enrichissantes que j'apprécie toujours énormément… mais seulement en petit comité ! Dès qu'ils se trouvent rassemblés à plus de trois exemplaires, il se produit un étrange phénomène de nivellement par le bas, et ça repart dans la bagnole, le foot et le cul. Allez savoir pourquoi !

L'ex-harmoniciste à la vocation étouffée dans l'œuf se laissa choir sur la place libre de la banquette où je feuilletais un magazine et entra immédiatement dans le vif du sujet. Il posa une main sur mon poignet et se pencha pour me confier sur un ton de conspirateur :

    Je change de place parce que derrière ils ne parlent que de voiture. Et moi, vous savez, la voiture…

    Ah ! (ton de celui qui compatit)

    Oui. Et alors ce que je ne parviens pas à comprendre, c'est pourquoi les gens disent "tout à fait" au lieu de dire simplement "oui".

    Ah ! (ton de celui qui sent que le cours va commencer)

    C'est un monde tout de même ! Il y a quelques années, c'était "absolument" qui était à la mode, maintenant c'est "tout à fait". Mais ça ne veut rien dire ! Vous n'êtes pas de mon avis ?

    Oh lala !

Ce "oh lala" ne signifiait rien de particulier, mais au niveau d'emballement verbal et de légitime indignation où je le sentais déjà engagé, j'aurais pu aussi bien répondre "kangourou" ou "tartiflette", ça n'aurait rien changé à la suite.

    Enfin, réfléchissez ! (je plissai le front pour montrer ma bonne volonté) ; vous téléphonez à un ami, vous lui dites : « Allô ! c'est toi Robert ? » et il répond  : « Tout à fait ». C'est ridicule, avouez ! (j'opinai prudemment) ; comment se pourrait-il que ce ne soit pas tout à fait Robert ? C'est lui ou ce n'est pas lui ! c'est tout !

Et ainsi de suite… Je commençais vraiment à m'amuser car je retrouvais peu à peu le Maître Capello de la télévision avec ses mimiques, sa voix profonde et son ton de professeur. Je réalisai que tout compte fait, j'avais le rare privilège d'être pour quelques instants l'unique spectateur d'un numéro à succès et je décidai d'en profiter. Je rangeai donc mon magazine et me tournai un peu vers lui, montrant ainsi clairement que j'acceptais bien volontiers de tenir le rôle d'interlocuteur attentif jusqu'à Deauville.

Après tout, je ne risquais pas grand chose. Il n'était vraiment dangereux qu'à l'harmonica.

Au moment où je me remémore ces détails, tant d'années plus tard, je réalise que j'aurais beaucoup perdu à manquer cette unique occasion qui m'a été offerte de converser avec Jacques Capelovici. Ce diable d'homme m'a bougrement intéressé et même ébloui par l'étendue de ses connaissances. Non seulement il est une encyclopédie vivante, mais il possède au plus haut degré l'art subtil de partager son savoir. Sans doute influencé par le personnage qu'il s'était créé au petit écran, je le croyais pédant. Quelle erreur ! un pédant n'écoute que lui-même. Capelovici est au contraire toujours avide d'apprendre quelque chose d'autrui, attitude qui est l'opposé même du pédantisme

Après avoir réglé définitivement son compte à l'emploi abusif de l'expression "tout à fait", Maître Capello m'apprit au hasard de la conversation qu'il était agrégé d'anglais, ce que j'ignorais. J'en profitai lâchement pour lui soutirer aussitôt quelques tuyaux de première main, un peu comme certains tentent de carotter une consultation à l'œil quand ils croisent leur médecin devant la boulangerie. C'est depuis ce jour que je parviens à chanter les mots "I love you" sans aucun complexe. Ça parait facile mais monœil ! "Love" est l'un des mots anglais les plus difficiles à prononcer pour un Français, et à plus forte raison pour un pied-noir ! j'avais tout essayé : lôve, leuve, laove, lauve… rien à faire ! ça ne passait pas. Capello me conseilla tout simplement de prononcer le "o" comme un "a" en français. Depuis, je chante "ayelaviou" et ça ne passe pas mieux qu'avant, mais je suis persuadé du contraire, ce qui est un progrès.

Et nous en sommes enfin arrivés à l'histoire. Je dis enfin car je fais partie de cette majorité de gens que l'histoire ennuyait copieusement à l'école et qui en sont devenus friands à l'âge adulte. Le sujet s'est presque tout de suite orienté vers le deuxième conflit mondial, période pour laquelle le maître et moi partagions une affinité certaine. Et nous voilà partis en guerre avec les Churchill, de Gaulle, Adolf et compagnie !

Ayant longuement déploré la naïveté impardonnable des représentants de la France et du Royaume Uni aux accords de Munich de trente-huit, nous tombâmes d'accord sur le fait que ni Capelovici ni moi-même n'aurions été les dupes d'Hitler si nous nous étions trouvés à leur place. C'était l'évidence même. Le sort de la malheureuse Pologne fut réglé en deux temps trois mouvements et celui de la France à peine moins vite. Faute de fait d'armes plus consistants, nous nous gargarisâmes longuement du succès de l'opération de Dunkerque, dont je rappelle qu'elle fut une évacuation par mer des troupes britanniques et alliées avec les Allemands à leurs trousses ; opération certes brillamment réussie, mais dont l'assimilation à une victoire exige une certaine dose de culot.

Puis, fort de mes connaissances en histoire de l'aviation, je m'étendis complaisamment sur la bataille d'Angleterre, étalant mon érudition sur de larges tartines dont Maître Capello se pourlécha avec une gourmandise qui me payait grassement de ma vanité.

Et chemin faisant, de bombardements en carnages, laissant dans notre sillage virtuel des milliers de victimes, des villes en ruines et des contrées dévastées, nous abordâmes la campagne d'Afrique et sa figure emblématique : le maréchal Edwin Rommel, alias le renard du désert.

Cependant, le car se garait au même moment devant le casino de Deauville et je me résignais déjà à mettre un terme à cette conversation passionnante car j'avais à partir de cet instant plusieurs tâches à accomplir dans le cadre de ma profession de musicien. C'était compter sans l'opiniâtreté du sieur Capelovici qui répugnait visiblement à abandonner le maréchal Rommel en Cyrénaïque à ce moment crucial du conflit.

Aussi, n'étant encombré d'aucun bagage, il me suivit comme mon ombre durant tout le temps de l'installation sur scène du matériel de l'orchestre, sans cesser de me décrire en détails les différentes phases de la campagne de l'Afrika Korps : offensives, contre-offensives, mouvements de blindés, appuis aériens, encerclements, retraites et contre-retraites. Est-ce une coïncidence ? le soleil de Tobrouk brillait sur Deauville et je me souviens qu'il y faisait très chaud. Deux ou trois allers et retours entre le car et la salle m'étaient nécessaires pour récupérer mes affaires, mais ce phénomène de Capello n'en parut nullement découragé, m'escortant en permanence tout en parlant, allant même jusqu'à m'aider à transporter un ou deux instruments de musique, ce que je n'aurais jamais osé lui demander.

Le plus étonnant, c'est que pas un instant il ne me serait venu à l'idée de le prier de me laisser ; de lui dire : « Pardonnez-moi, mais j'ai à faire telle ou telle chose ». Bien au contraire ! j'accomplissais mes gestes routiniers machinalement, sans perdre un seul mot de ce qu'il me disait, tant sa façon de raconter était captivante. Un magicien !

Mon matériel une fois disposé sur scène, Capello gravit derrière moi l'escalier métallique menant aux quartiers des artistes et opta sans hésitation pour la même loge que moi. Et les exploits du renard du désert se poursuivirent là, dans cette pièce aux murs d'un jaune triste, sans fenêtre, chichement éclairée, moi écoutant et n'intervenant que pour quêter une précision, et Maître Capello poursuivant avec maestria sa démonstration éblouissante de virtuosité.

Nous en étions au moment où l'un des officiers d'état-major de Rommel émettait je ne sais quelle hypothèse personnelle concernant un point de stratégie particulièrement délicat, lorsque mon chef d'orchestre Marc Laferrière ouvrit la porte en coup de vent.

    Excusez-moi ! Dis, Rémy, qu'est-ce que tu fais ? on n'attend plus que toi !

Je me levai en m'excusant brièvement auprès de maître Capello d'être forcé de le planter au beau milieu de son récit et il répondit d'un simple geste de la main signifiant « faites, faites ! ». Il me parut cependant un rien désappointé de n'avoir pu conclure.

Je rejoignis mes camarades sur scène. Entre le réglage de la sonorisation, l'accord des instruments, la mise en ordre des partitions et la répétition de deux ou trois morceaux, une bonne demi-heure s'écoula, si ce n'est plus.

Ayant reçu de mon chef d'orchestre toutes les directives concernant la soirée, son programme et son minutage, je regagnai ma loge, l'esprit totalement absorbé par une mission imprévue : Régine, envisageant la possibilité que ses invités la prient de chanter au cours de la soirée, m'avait demandé de me préparer à l'accompagner au piano pour Les petits papiers ou La grande Zoa. Aussi avais-je l'intention de m'isoler quelques minutes, le temps de rédiger une antisèche en notant brièvement les accords de ces chansons sur un morceau de papier.

Au moment où je poussai la porte de la loge, je l'avais quittée depuis au moins trente minutes et j'avais totalement oublié Maître Capello.

Pourtant il était toujours là, seul, assis sur la même chaise qu'il occupait une demi-heure plus tôt, apparemment perdu dans une profonde réflexion. Dès mon entrée, il redressa vivement la tête et son expression s'éclaira de satisfaction.

Alors, sans aucune transition, me fixant droit dans les yeux de son regard inquisiteur et levant un doigt qu'il agita en un geste familier, il prononça d'une voix bien timbrée ces mots désormais immortels :

    Et alors Rommel lui répondit : …