Une soirée mémorable (2/4)

Histoire de toilettes

Oh il n'y a pas de quoi en faire un roman ! c'est une simple anecdote ; l'histoire d'un mini-incident résultant d'un concours de circonstances banales, bassement prosaïques (c'est le cas de le dire) et dont tout le sel vient de la chute : une phrase pour le moins vigoureuse de Régine, une réflexion en aparté d'une verdeur que Rabelais n'aurait pas reniée.

Aujourd'hui, Régine ne se souvient sans doute plus d'avoir prononcé ces mots ; je crains même qu'elle ne s'en défende. Pourtant nous étions seuls, j'étais à un mètre de la reine des nuits parisiennes, et bien qu'elle ait parlé à voix basse et – je le souligne –, uniquement pour elle-même, je l'ai entendue aussi distinctement que possible.

On en était au milieu de la soirée, milieu du repas, milieu du spectacle, milieu de tout. Nous étions dans l'œil du cyclone, un moment bien connu des organisateurs : l'instant où le plus dur semble passé, où les choses paraissent aller d'elles-mêmes, sur leur lancée ; l'instant où la réussite de la soirée ne fait plus de doute. L'accueil a été décontracté, le cocktail s'est déroulé dans une ambiance délicieuse, le champagne est à la température idéale, le traiteur au dessus de tout éloge, la salle est merveilleusement décorée, il ne manque aucun couvert, les invités sont à l'aise et conversent entre eux, satisfaits du repas et du spectacle, les serveurs glissent comme des ombres et le maître d'hôtel a l'œil à tout, levant à peine un doigt, fronçant un sourcil ou désignant une table d'un bref mouvement du menton. C'est l'instant d'une soirée où tout va pour le mieux, où il paraît improbable que les choses ne se poursuivent pas aussi bien qu'elles ont commencé et où les responsables de l'organisation baissent imperceptiblement leur garde.

…le moment rêvé pour qu'un grain de sable vienne gripper ces beaux rouages bien huilés.

Les quarante années que j'ai consacrées à faire ce métier m'autorisent à énoncer avec force le postulat suivant : il n'existe aucun spectacle, aucune soirée, aucune réception où tout se déroule exactement comme prévu. C'est tout simplement impossible. Fort heureusement, la plupart des incidents sont mineurs et l'expérience des professionnels suffit à les résoudre, à les contourner ou à les cacher au public. L'organisateur a ensuite beau jeu d'affirmer que tout s'est parfaitement déroulé ; il sait parfaitement que c'est faux et qu'à deux ou trois reprises on a frôlé la catastrophe.

Une légende tenace voudrait que les Américains soient les meilleurs organisateurs de spectacles du monde. Il paraîtrait qu'avec eux tout serait prévu au quart de poil et que, grâce à leur génie de l'organisation, leurs shows ne souffriraient jamais du moindre accroc.

Ridicule ! Pourquoi les Américains seraient-ils plus que d'autres à l'abri de problèmes intempestifs ? Simplement, leur expérience et leur professionnalisme (sans parler du budget insolent dont ils disposent le plus souvent) leur permettent de mieux les camoufler. Pas vu pas pris !

Malheureusement, cette légende a eu pour conséquence une inflation galopante du matériel employé pour un spectacle, et bien évidemment du personnel nécessaire à son utilisation. Le raisonnement était : « les shows que font les Américains sont parfait parce qu'ils ont un matériel énorme et une armée de techniciens. Alors faisons comme eux ! »

Et voilà comment certains petits festivals sympathiques, qui au début coûtaient trois-francs-six-sous parce qu'ils n'exigeaient qu'une infrastructure modeste, sont devenus en quelques années d'énormes machines ingérables et ont fini par mourir étouffés par leurs coûts de mise en œuvre et la complexité de leur organisation. Il paraît qu'on n'y peut rien :  c'est le progrès !

Le plus navrant, c'est que cette inflation des moyens n'a jamais résolu le problème de base qui est, ne l'oublions pas : que faire pour qu'un spectacle se déroule exactement comme il a été prévu, sans la moindre anicroche ?

Tout ce qu'on y a gagné, au contraire, c'est un théorème implacable qui complète et confirme le postulat énoncé plus haut : au cours d'un spectacle, les risques d'incidents techniques sont proportionnels à l'importance des moyens mis en œuvre. Inutile de perdre du temps à démontrer ce théorème ! son énoncé tient lieu de démonstration.

Mais je m'écarte de mon récit. D'ailleurs cette soirée à Deauville n'était pas concernée par l'inflation des moyens techniques ; il n'y avait ce soir là au salon des Ambassadeurs que le matériel nécessaire et suffisant. Je me suis laissé entraîner, mais j'avais envie d'exposer les quelques réflexions qui précèdent et je ne vois pas pourquoi je m'en serais privé.

Nous étions donc dans l'œil du cyclone : ce moment trompeur du milieu de la soirée où tout semble baigner dans le beurre mais où l'incident le plus inattendu a toutes les chances de se produire.

Et en général, il se produit.

L'orchestre avait déjà joué en début de repas et sa prochaine intervention n'était prévue qu'au moment du dessert ; aussi le chef avait-il autorisé ses troupes à se dégourdir les jambes. Les musiciens s'étaient égayés dans le casino, les plus accros au jeu s'efforçant déjà de perdre dans les machines à sous l'argent qu'ils n'avaient pas encore gagné.

Sur scène, les jeux de vingt heures battaient leur plein. Depuis les loges, on entendait les rires des invités alterner avec les voix de Jean-Pierre Descombes et de Maître Capello.

Nous n'étions plus que trois dans les coulisses : Maurane, Marc Laferrière et moi. Maurane devait passer juste après les jeux de vingt heures et – d'après le minutage pré-établi –
elle avait encore au moins vingt minutes devant elle.
Elle consulta sa montre et demanda :

    Quelqu'un sait où sont les toilettes ?

    Bien sûr, répondit Marc. Elles sont à l'entrée du casino, juste à côté de l'accueil.

    Et on y va comment ?

    Depuis la salle c'est facile, mais je suppose que tu ne veux pas retraverser la salle juste avant ton passage ?

    Ben… j'aimerais mieux pas.

    Alors tu sors par derrière, tu débouches dans un couloir, tu prends à gauche avant la salle de la roulette et tu passes entre la boule et les machines à sous ; ensuite il y a un escalier et…

    Arrête, arrête ! (elle leva une main) laisse tomber ! je vais me planter.

    Tu veux que je t'accompagne ? proposa Marc, justement j'y allais, aux toilettes.

    C'est sympa, assura Maurane avec un beau sourire.

Et ils sortirent ensemble par la porte de l'arrière-scène, me laissant seul dans les coulisses, assis sur la première marche de l'escalier qui menait aux loges, un rien fatigué.

Je ne restai pas longtemps sans compagnie. Le rideau de fond de scène s'écarta et Régine fit son apparition, un peu interloquée de trouver les coulisses quasi-désertes. N'ayant pas le choix d'un autre interlocuteur, elle fonça sur moi comme un bulldozer.

    Vous savez où est Maurane ?

    Elle est aux toilettes, répondis-je en me levant.

    Ah… (elle paraissait contrariée) zut ! parce que les jeux de vingt heures vont finir plus tôt que prévu et il faudrait qu'elle soit prête à prendre le relais d'un moment à l'autre. Je ne veux pas qu'il y ait de blanc dans l'animation.

    Elle ne va pas tarder, tentai-je de la rassurer, il y a déjà un moment qu'elle est partie.

    Hum…

Visiblement, elle n'y croyait pas trop. Elle me fixa d'un regard vide, comme si j'étais transparent, puis chercha pendant quelques secondes une idée dans la contemplation du plafond.

    Bon ! s'exclama-t-elle soudain. Alors on va inverser l'ordre des numéros : l'orchestre va d'abord relayer les jeux, et Maurane passera après. Voulez-vous prévenir Marc Laferrière, s'il vous plaît ?

    Ben… (j'étais dans mes petits souliers) c'est que… Marc n'est pas là.

    Quoi ? aboya-t-elle, et il est où, Marc ?

J'aurais donné n'importe quoi pour me trouver aux îles Kerguelen. Régine n'avait pas la réputation d'être commode et par malchance j'étais seul dans son rayon d'action. Pourtant, je ne pouvais plus reculer. Je lui assenai le coup de grâce :

    Marc est parti aux toilettes aussi… avec Maurane.

Je courbai l'échine, prêt à tout. C'était sûr, elle allait m'anéantir. J'allais me faire engueuler pour Maurane, pour Marc et pour tous les absents du monde, présents, passés et à venir.

Mais Régine est une personnalité hors du commun et ses réactions sont rarement celles de madame tout le monde. Aussi, au lieu d'exploser en invectives comme je m'y attendais, elle parut comme désamorcée par cette situation à la limite du grotesque.

Ses épaules s'affaissèrent. Elle poussa un soupir d'impuissance, me tourna le dos et regagna la salle en murmurant à voix basse :

    Bon ! quand tout le monde aura fini de ch…, on pourra peut-être continuer cette soirée.