Une soirée mémorable (3/4)

La plage des mortes saisons

Régine s'était inquiétée pour rien. Les jeux de vingt heures se prolongèrent suffisamment pour que Maurane prenne le relais sans que le programme ne subisse d'interruption.

C'est étrange, mais bien que j'aime Maurane, je suis incapable de citer de mémoire un seul de ses titres. Je lui en demande pardon, mais pour moi, ce qu'elle chante importe peu ; je trouve que c'est secondaire. J'écoute Maurane parce que c'est beau à entendre et cette raison me suffit. Qu'importe ce que jouent Rostropovitch ou Louis Armstrong du moment qu'ils jouent ! Maurane est une chanteuse. Simplement une chanteuse, mais une vraie ! pas une murmureuse (encore que ces dernières semblent moins nombreuses que naguère) ni l'une de ces hurleuses à la mode. Elle chante bien, c'est tout… comme Cesaria Evora, Enzo Enzo, ma copine Corinne et quelques autres, de plus en plus rares semble-t-il. Et quelle voix ! elle se balade entre le contralto et le mezzo avec des aigus taillés au scalpel et des graves qui réchauffent le cœur, en parvenant à garder à la note toute sa précision malgré la sensibilité de son interprétation : un tour de force qui n'est pas à la portée de tout le monde. Et sympa avec ça ! en tout cas, elle l'était en quatre-vingt-neuf. J'espère qu'elle n'a pas changé. Ce soir là, elle a chanté a cappella une composition de Véronique Sanson. Un régal !

La suite du programme est un peu plus floue dans mes souvenirs. Après Maurane, j'ai accompagné Régine au piano dans La grande Zoa, et je crois que l'orchestre s'est remis en place immédiatement après pour clore le spectacle.

C'est à ce moment, en fin de soirée, que s'est produit un événement somme toute assez banal, mais qui reste l'un des grands regrets de ma vie de musicien.

Charles Aznavour faisait partie des convives et je l'avais repéré dès son arrivée, n'ayant d'yeux que pour lui à partir de cet instant. À chaque fois que je jouais, il m'était impossible de regarder ailleurs que dans sa direction, perdant totalement les pédales s'il levait les yeux vers l'orchestre ; et de tout le temps que je passai en coulisses, jamais plus de dix minutes ne s'écoulèrent sans que j'écarte légèrement le rideau de fond de scène pour voir ce qu'il faisait, s'il riait, avec qui il parlait, etc.

Quand j'y pense, j'en ai presque honte : je me suis conduit comme la dernière des groupies.

En quelques dizaines d'années de métier, j'ai croisé à peu près tout ce que le show-biz compte de célébrités dans le domaine de la chanson et du jazz. Et quand je dis "croiser", c'est un peu court : j'ai longuement travaillé dans les mêmes spectacles que certains, j'en ai accompagné plusieurs (parfois au piano, le plus souvent au bar), j'ai dîné à la même table que d'autres, et en général beaucoup m'ont montré de la sympathie. Mais jamais au grand jamais je ne me serais laissé aller à la moindre manifestation d'idolâtrie. Je craignais même tellement qu'on puisse me soupçonner de ce travers que j'affectais ouvertement d'éviter tout contact avec les célébrités – tout au moins tout contact autre que ceux qui m'étaient imposés par la profession ou le savoir-vivre –, me limitant volontairement à une poignée de mains ou à quelques mots insignifiants.

Pourquoi cette attitude stupide ? je ne peux pas me l'expliquer. Maintenant, avec le recul, j'ai bien peur d'être souvent passé pour un imbécile aux yeux d'Adamo, de Carlos, de Dave, d'Eddy Mitchell et consorts. Inutile de préciser que je n'ai pas une seule fois demandé un autographe à qui que ce soit ! d'ailleurs entre gens du métier, ça ne se fait pas (Zappy Max m'a même assuré que ça portait malheur).

Tout ce baratin pour dire que le comportement admirateur-cucul-la-praline n'est pas vraiment ma tasse de thé. Alors pourquoi Aznavour m'a-t-il fait dérailler ce soir là ?

Parce que c'est Aznavour ! un nom qui évoque bien plus que la personne ou que l'artiste. Aznavour, c'est un univers. Il fait partie de cette poignée d'auteurs compositeurs interprètes qui ont enrichi la chanson en lui donnant une puissance, une noblesse qu'elle n'avait jamais atteinte avant eux.

---

Trenet, Mireille et quelques autres avaient déjà bien balisé le chemin. Mais en dépit de leur talent, leurs plus belles chansons – et Dieu sait s'il y en a de splendides – restent des chansons et rien de plus.

Et puis les extraterrestres ont débarqué : Aznavour, Brassens, Brel, Ferré, Caussimon, Delanoé, Ferrat… et tout a changé. Le terme chansonnette qu'on employait encore parfois avant leur arrivée est devenu ringard et même péjoratif. Ces gens ont créé des œuvres d'un contenu si dense que le mot chanson lui-même paraît trop léger pour les désigner. En une face de quarante-cinq tours, ces bougres vous balançaient l'équivalent d'un roman, d'une tranche de vie, d'un tableau de maître, d'un film, d'un bouquin de philo… On prenait ça en pleine tronche : vlan ! comme un direct du droit ! et l'on restait sonné, la bouche ouverte, la tête pleine d'étoiles.

En plus du contenu, la forme était ahurissante d'éclat, de fini. Chacune de ces merveilles était un diamant : musiques sublimes de François Rauber, Bécaud, Paul Mauriat… arrangements flamboyants qui n'étaient pas encore inspirés par une mode imbécile mais collaient au texte pour l'embellir, pour le servir !

Et les musiciens ! tiens, pour une fois, parlons-en des musiciens ! la plupart du temps anonymes, mais sans lesquels ces bijoux n'auraient jamais été ce qu'ils ont été. Qui peut rester insensible à la poésie spatiale des ondes Martenot dans Ne me quitte pas ou La Fanette ? Comment ne pas s'émouvoir de la pureté du début de Deux enfants au soleil, où la mélancolie lyrique du trombone répond au chant d'un ange, avant la voix profonde de Ferrat ! Et l'accordéon diabolique de "chauffe Marcel" Azzola dans Vesoul ! Et cette autre moitié de Brassens qu'était son ami et bassiste Pierre Nicolas ! Et tous les autres ! vous autres : obscurs tâcherons noyés au sein d'un grand orchestre. Votre nom est à jamais perdu, mais sans vous rien n'aurait pu se faire. Votre lot : des répétitions harassantes, des séances de studio besogneuses, parfois le mépris et les vexations, un cachet minable, et au bout l'ingratitude et l'oubli. Vous tous, musiciens de l'ombre, je ne vous connais pas, mais vous êtes mes frères et je vous aime.

Impossible d'évoquer les chansons légendaires de cette période sans insister sur les textes ! Il est évident que jusqu'alors, à de rares exceptions près, la musique constituait l'élément déterminant du succès d'une chanson, même si les paroles étaient de qualité. À partir des années cinquante, le texte va prendre autant d'importance que la musique, si ce n'est plus. Dorénavant, on ne se contentera plus de faire la-la-laaa sous la douche ; on chantera vraiment « si je t'ai blessééée, si j'ai noirci ton passééé… », ou bien « quand Margot dégrafait son corsa-hage… », ou encore « t'es tout' nue sous ton poule… »

Non seulement les paroles vont atteindre une densité jamais approchée par le passé, mais la qualité du langage et la précision de la versification n'en seront pas négligées pour autant. Les auteurs n'hésiteront pas, pour trouver l'effet recherché, à se frotter à des difficultés qui auraient découragé leurs aînés : je pense aux quelques vers de deux pieds de La cane de Jeanne ou aux majestueuses stances de dix-huit pieds des Vieux.

Quant à la poésie, elle y est si omniprésente que pour la première fois des paroles de chansons seront publiées en recueils de poèmes et qu'elles connaîtront la suprême consécration d'être étudiées dans les écoles. Certains textes se suffisent tellement à eux mêmes qu'ils peuvent se passer de toute mélodie ; c'est ainsi que Georges Brassens verra son talent de compositeur presque escamoté par la qualité de ses textes, au point que quelques rigolos aux oreilles encrassées osent encore affirmer aujourd'hui que toutes les musiques de Brassens se ressemblent. Bougres de cuistres ! je change de sujet avant de dire des gros mots.

D'autres évaporés parleront de chanteurs "engagés", de chansons "à message". Bof, après tout, si ça les amuse…

La vérité est que la chanson française a vécu ces années là une période de richesse extraordinaire que même l'exubérance des années soixante n'a pu occulter. D'ailleurs il n'y avait pas de danger : à cette époque, personne ne trouvait incompatible d'apprécier en même temps Luis Mariano, Elvis Presley, Georges Brassens, Les Platters, Edith Piaf, les Chaussettes Noires et tutti quanti (et même tutti frutti). Toutes ces bonnes gens cohabitaient le plus naturellement du monde dans les juke-boxes ou les surprise-parties et tout le monde y trouvait son bonheur. La ségrégation musicale viendra plus tard.

Et Aznavour alors ?

J'y arrive !

Je crois que pas un seul type dans l'histoire de la chanson n'a jamais eu autant de bonnes raisons de se casser la figure que Charles Aznavour à ses débuts.

Un : il était d'origine arménienne. Ça commence bien. Pour le public français, c'était quasiment un étranger ; et quoi qu'on en dise, les Français n'ont jamais accueilli les étrangers à bras si ouverts que ça. Et Arménien, par dessus le marché ! même maintenant, si quelqu'un me dégotte en une heure dix gugusses capables de poser le doigt sur une carte pile poil à l'endroit où se trouve l'Arménie, je lui passe ma recette du soufflé au chewing-gum. À part le fait que les arméniens ont des noms qui finissent en ian et que leur pays a été victime d'une série d'agressions et de massacres qui l'ont rayé de la carte pendant très longtemps, la plupart des Français ignorent tout de l'Arménie ; et après guerre ils en savaient sans doute encore moins que maintenant. C'est dire à quel point Aznavour pouvait être étranger ! Et même pas un étranger "bien de chez nous", genre Italien ou Anglais ! un métèque, ni plus ni moins.

Deux : « regarde sa photo sur Ici Paris, Jeannette ! On voit bien qu'il est pas français, hein ? tu le trouves beau, toi ? pour un Arménien, peut-être qu'il est beau… je sais pas. Mais quand même, moi, question étranger, je préfère Sinatra ». Avec quelques variantes, j'ai dû entendre ce genre de truc des dizaines de fois jusqu'au milieu des années cinquante. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'à ses débuts le physique d'Aznavour ne faisait pas l'unanimité. Les téléviseurs étaient rares et les photos rendaient mal le caractère unique de ce visage où les yeux semblent tenir trop de place. Il faudra attendre ses premières apparitions au cinéma pour que le public soit définitivement conquis par la profondeur de ce regard que l'artiste peut charger d'une émotion intense sans prononcer un seul mot. Charles Aznavour aurait fait un malheur au temps du cinéma muet.

Trois : le voile de sa voix, très mal accepté à ses débuts ; les bêtises qu'on a pu entendre à ce sujet ! Mais très rapidement, la souplesse de son phrasé et sa diction limpide imposèrent cette voix si particulière à l'étendue insoupçonnable.

Trois mauvaises cartes d'entrée de jeu ! Dans l'histoire du show-biz, seul Sammy Davis junior a fait mieux.

Qu'importe ! les tubes déboulèrent les uns après les autres, de plus en plus vite, de plus en plus beaux : Sur ma vie, Au creux de mon épaule, Mourir pour toi, Sa jeunesse, Pour faire une jamtout le monde fredonnait de l'Aznavour sans le savoir, comme monsieur Jourdain faisait de la prose. Il était clair que la chanson française tenait en ce petit homme discret baraqué comme un bretzel l'une de ses plus grandes gloires.

Le reste appartient à la légende. La réputation de Charles Aznavour s'étendit bien vite au delà des frontières et le cinéma révéla un acteur à la présence magique, mais trop peu sollicité, et surtout trop souvent cantonné dans le même type de rôles. Quel dommage ! je l'aurais bien vu dans Topaze : victime au début et fumier à la fin.

Il est remarquable de constater que c'est en pleine vague yéyé, au moment où bon nombre de vedettes de la chanson d'après guerre sont passées à la trappe, qu'Aznavour a sorti ses plus grands succès : Tu t'laisses aller, Je m'voyais déjà, Les deux guitares, Il faut savoir… on pourrait en citer des dizaines. Pendant la même période, ce diable d'homme trouvait encore le temps d'écrire des chansons pour Johnny Hallyday (Retiens la nuit), les Compagnons de la Chanson (Le mexicain), Sylvie Vartan (La plus belle pour aller danser), et des musiques de films, et une opérette (Monsieur Carnaval, d'où est tirée La bohème)… c'est fou. Et comme si son propre talent ne suffisait pas à satisfaire sa boulimie de création, il sut mieux que personne utiliser les musiques d'autres compositeurs, ou choisir avec discernement des textes remarquables écrits par d'autres ; pour ne citer que les plus connus : La mamma de Robert Gall (le papa de France) ou Que c'est triste Venise de Françoise Dorin.

Trois générations se sont succédées depuis ses débuts, mais le temps n'a pas de prise sur le génie. En public, lorsque je m'assois devant un piano et que j'attaque de l'Aznavour, il y a toujours des mômes de vingt balais pour fredonner avec moi Je m'voyais déjà, La bohème ou Emmenez-moi. À chaque fois, j'en ai les larmes aux yeux.

Bon. Avant de poursuivre, pour le cas où je n'aurais pas été assez clair, il faut que je fasse une confidence :

J'aime beaucoup Charles Aznavour.

---

L'orchestre venait de finir de jouer un morceau. Avant qu'on ait le temps d'enchaîner sur le suivant, Régine s'approcha de la scène en nous faisant signe d'attendre. Elle monta sur le plateau, saisit un micro et sollicita l'attention du public :

    S'il vous plaît… s'il vous plaît… merci. Voilà : j'ai demandé à mon ami Charles Aznavour s'il voulait bien chanter pour nous, et Charles a accepté.

La salle fit « aaah ! » et éclata en applaudissements. Régine montra de la main Aznavour qui se levait de table en posant sa serviette, et elle annonça d'un ton solennel :

    Mesdames, messieurs… Charles Aznavour !

Je n'avais pas assez d'yeux pour regarder. Je le revois monter sur scène en costume blanc, légèrement souriant, un reflet de malice au coin de l'œil, faire une bise à Régine, prendre le micro qu'elle lui tendait et remercier d'un signe de tête les invités qui applaudissaient debout.

Je m'imaginais déjà (je m'voyais déjà) en train de l'accompagner. Un beau piano à queue blanc occupait tout un côté de la scène et Aznavour ne pouvait pas ignorer qu'il y avait un pianiste dans l'orchestre puisque j'avais accompagné Régine quelques instants plus tôt.

Ça ne pouvait pas rater. À moins qu'il ne se mette lui-même au piano, il allait s'approcher et me demander si je pouvais l'accompagner. Je gambergeais à toute vitesse, passant en revue toute une liste de titres. J'étais excité comme un pou et je me faisais un cinéma d'enfer. Ça allait se passer comme ça : on conviendrait rapidement à voix basse (entre pros) d'un titre et d'une tonalité, puis j'irais m'installer au piano, j'attendrais son signal d'un air digne, je jouerais l'introduction et il commencerait à chanter. Mon Dieu ! Charles Aznavour chanterait et moi, moi tout seul, je l'accompagnerais au piano ! c'était sûrement un rêve. À la fin, il ferait un petit geste de la main vers moi, les gens m'applaudiraient un peu et je saluerais d'un signe discret. C'était le plus beau jour de ma vie de musicien. Ça allait arriver, ça allait m'arriver, ç'était sûr ! Je tremblais de trac, à deux doigts de tomber dans les pommes. Vous parlez d'un professionnel !

Et puis bon… rien ne se passa comme je l'avais rêvé. Il ne jeta pas un seul regard vers l'orchestre et dit au public :

    Merci. Comme je n'ai pas d'accompagnateur, et que je prendrai certainement pas le risque de chanter a cappella après Maurane (rires discrets dans la salle), je vais simplement vous dire le texte d'une de mes chansons préférées.

J'étais anéanti.

Il prit sa pose favorite, une main dans la poche, le buste un peu penché en arrière, le menton rentré ; puis il ferma les yeux et commença.

    Dans le petit bois…

NON ! pas celle-là ! pas Trousse-chemise ! il n'avait pas le droit de me faire ça. Il voulait ma peau ou quoi ?

Je ne pouvais pas le croire : la chanson d'Aznavour que je connaissais le mieux ! celle que je chantais le plus souvent ! L'intro légère en ré mineur, la modulation pour passer en mi bémol, la fin en mi mineur avec la coda qui reprenait le thème de l'introduction… je l'avais jouée et chantée des centaines de fois. J'aurais pu le faire les yeux bandés. Mais qu'est-ce que j'avais fait à ce type pour qu'il me haïsse à ce point !

Lui continuait, tranquille, dans un silence religieux, pendant que je crevais de dépit. Je révérais ce bonhomme et lui m'assassinait. J'étais là, à deux mètres, sur la scène, le trombone entre les jambes, à faire semblant d'écouter. J'avais envie de pleurer.

    Il pleut sur la plage des mortes saisons…

C'était bientôt la fin. Je posai le trombone sur son support et évaluai du coin de l'œil la distance qui me séparait du piano. Oui ! c'était possible… je pouvais au moins faire ça.

    … était en prison.

Voilà, c'était fini. Les bravos commençaient à peine que j'avais déjà fait les quatre pas nécessaires. Heureusement que j'avais laissé le piano ouvert après la chanson de Régine ! Je n'avais pas vraiment le temps de m'installer et restai en équilibre sur une fesse au bord de la banquette.

Aznavour fit un pas en arrière, les bras à peine écartés, la tête haute, affrontant l'ovation. J'étais calme maintenant ; le professionnel avait repris le dessus. Je commençai à jouer et le léger cristal de la petite sonatine qui commence et termine la chanson accompagna les applaudissements. Comme à l'Olympia !

Alors je reçus enfin mon lot de consolation. Dès les premières notes, Charles Aznavour se tourna vers moi et me montra les paumes de ses mains en inclinant la tête sur le côté avec une légère expression de regret. A-t-il voulu dire : « si j'avais su je vous aurais demandé de m'accompagner » ? rien n'est moins sûr ! Mais c'est ce que j'ai décidé de comprendre et ça m'a fait du bien. Merci monsieur !

---

Depuis, j'ai eu le temps de ruminer tout ça. Tout compte fait, ce professionnel chevronné n'avait aucune raison de prendre le risque de demander à un inconnu de l'accompagner. Il avait même les meilleures raisons de ne pas le faire.

Et puis après tout, pourquoi n'aurait-il pas tout simplement préféré dire ce texte plutôt que le chanter ?

Au fond, quand j'y repense, je réalise que ma famille, mes amis, mes connaissances… tout ce beau monde l'a drôlement échappé belle.

Pourquoi ?

Eh bien supposons qu'Aznavour m'ait demandé de l'accompagner. À dater de ce jour, à chaque fois que quelqu'un aurait parlé du casino de Deauville, j'aurais vite enchaîné, l'air de rien :

    Ah oui, le casino de Deauville ?… je connais. J'y ai souvent joué. Tiens, par exemple, en septembre quatre-vingt-neuf !

…et d'un ton blasé, en vérifiant l'état de mes ongles :

    C'est le soir où j'ai accompagné Charles Aznavour.

J'aurais été insupportable.