Bouzaréah

Un oiseau sur la colline

C'était une idée bien arrêtée : après ma troisième, une fois mon brevet en poche, j'entrerais à l'École de l'Air et je ferais carrière dans l'aviation. La chose ne souffrait aucune discussion. Ma décision était irrévocable.

Et voilà comment, en octobre mil neuf cent cinquante-huit, je me suis retrouvé à l'École Normale d'Instituteurs de Bouzaréah.

Moi qui rêvais de devenir le nouveau Guillaumet ! qui m'imaginais déjà en combinaison de cuir, serre-tête et lunettes de vol, seul dans la nuit, transi de froid et d'angoisse dans mon avion postal écartelé par les bourrasques, affrontant les tempêtes de l'Atlantique sud avec une seule idée en tête : « Il faut que le courrier passe ! »

Bon. J'ai fait une croix dessus. Et comme j'avais le crayon rouge dans la main, j'en ai profité pour faire une autre croix sur le métier d'instituteur.

Pour être franc, à seize ans, j'étais hanté par une idée fixe : devenir célèbre ! Et j'avais beau chercher, je ne connaissais aucun instituteur célèbre. À part Joseph Pagnol peut-être ; mais il fallait attendre très longtemps, être déjà mort, et avoir un fils académicien. Je n'aurais jamais la patience.

Par bonheur, j'étais musicien ; et pour devenir célèbre en faisant de la musique, on n'a pas forcément besoin de s'appeler Mozart. La preuve : monsieur Amiel, qui jouait de l'accordéon et habitait en face de chez ma grand-mère. Il composait des valses musette et parfois on entendait son nom à radio Alger. D'accord, je voyais plus grand ; mais c'était quand même un bon début : entendre son nom dans le poste de TSF, comme Beethoven, Edith Piaf ou Lucky Starway !

Allez hop, changement de cap ! À peine arrivé à l' École Normale, j'avais arrêté un plan de bataille en deux volets. Un : je serais musicien professionnel. Deux : comme pour être musicien on n'avait pas besoin d'apprendre à faire l'instituteur, je ne foutrais rien.

Je m'attendais à ce que la concrétisation du premier volet demande quelques années. Par contre, la nature même du second me dispensait de toute préparation et je pouvais le mettre en œuvre sur le champ. Je m'y consacrai aussitôt avec une opiniâtreté farouche et ma détermination fut rapidement récompensée par une réussite totale. Mes camarades de l'école s'en souviennent encore aujourd'hui avec émerveillement.

On m'objectera que j'aurais pu m'arranger pour être fichu à la porte tout de suite, ne serait-ce que pour gagner du temps. C'est oublier que tout ceci se passe en un temps où personne n'avait encore expliqué aux enfants qu'ils devaient tenir leurs parents pour quantité négligeable, se moquer de leur volonté comme d'une guigne, et faire tout leur possible pour leur cracher dessus si l'occasion s'en présentait. Alors, comme de pauvres imbéciles, les enfants avaient encore cette sale habitude de respecter père et mère, de leur obéir, et de les aimer par dessus le marché. Triste époque !

Les miens étaient très fiers de dire que leur fils était entré à l'École Normale et qu'il serait instituteur. Ça paraît presque incroyable de nos jours – où dans certains quartiers, les chers petits anges et leurs parents ont une fâcheuse tendance à confondre l'instituteur avec un punching ball –, mais au milieu du vingtième siècle, le "maître d'école" était une personnalité considérée. Dans un village comme le mien, il faisait partie des notables, au même titre que le docteur, le maire et le receveur des contributions directes.

Aux yeux des gens, la profession paraissait ne présenter que des avantages : les fameux "trois mois de vacances", dont ma mère me rebattait les oreilles (en Algérie, les congés d'été duraient de juillet à septembre inclus), et le fait que la grande majorité des instituteurs possèdent une automobile… signe indiscutable de réussite sociale !

Ce point de vue très répandu faisait bon marché des multiples obligations de ce métier exaltant mais ingrat : la formation, les stages de remise à niveau, les conférences pédagogiques, les mutations intempestives, les inspections-surprises, sans parler de l'énorme travail de préparation et de correction à fournir en dehors des heures et des jours de classe. Je sais de quoi je parle, puisque je l'ai quand même exercé à deux reprises. Un peu contre mon gré, il est vrai.

Toujours est-il qu'en octobre cinquante-huit, j'étais déterminé à ne pas devenir instituteur. Comme je ne voulais ni affronter l'autorité de mes parents, ni leur faire de la peine, et que, tout compte fait, j'avais la vie devant moi, j'ai décidé de jouer l'attente en restant à l'École Normale. Mais avec la ferme résolution d'en faire le moins possible.

Je n'ai jamais regretté cette décision. J'ai passé à Bouzaréah trois années qui comptent parmi les plus lumineuses de mon existence : le cadre était inoubliable, j'y ai eu de très bons professeurs, j'y ai découvert le jazz [1] , je m'y suis initié à des activités aussi diverses que le travail du bois et du fer, le jardinage, la projection cinématographique, et c'est vraiment pendant ces trois ans – aidé en partie par un terrible contexte historique – que je suis sorti de l'adolescence.

Mais par dessus tout, entre les murs blancs de ce grand oiseau de pierre aux ailes déployées sur la colline, allaient se forger des amitiés d'une solidité qui défierait le temps, les hasards de l'existence, la tragédie, l'exil et la séparation !

Un valet de chambre

L'École Normale était ma première expérience d'internat ; jusque là, je n'avais jamais quitté mes parents. Aussi ma mère jugea-t-elle opportun de me forcer à faire moi-même mon lit durant tout l'été précédant la rentrée.

    Quand tu seras là-bas, il faudra bien que tu te débrouilles tout seul ! tu n'auras pas de valet de chambre ! et ce n'est pas le directeur qui viendra faire ton lit ! répétait-elle inlassablement chaque matin.

Tout l'été, je me suis farci le même refrain : « ce n'est pas le directeur qui viendra faire ton lit », et gnagnagna…

Vint la rentrée, ma première nuit d'interne et le premier matin.

La plupart d'entre nous étaient appliqués à border leurs draps avec soin, à bien centrer le polochon et à vérifier que la couverture ne fasse pas le moindre pli, quand la porte du dortoir s'ouvrit.

Entra monsieur Vincent, l'économe, en compagnie du surveillant général. Après que nous eûmes répondu en garçons bien élevés à son chaleureux « Bonjour jeunes gens ! », il reprit :

    Voyons un peu comment vous faites votre lit !

Il examina d'unœil critique quatre ou cinq couchettes, échangea avec le surveillant général une mimique entendue qui semblait signifier « qu'est-ce que je vous avais dit ! », puis déclara d'un ton qu'il voulait paternel :

    On voit bien que ce n'est pas vous qui faites votre lit à la maison ! Vous vous y prenez bien mal.

Tout en parlant, il s'était avancé dans la travée et se trouvait alors à la hauteur de Jean-Louis, mon voisin de droite. Jean Louis en avait déjà terminé, alors qu'au moment de l'entrée des autorités, j'étais encore en train de faire l'andouille avec mon drap, jouant les fantômes ou je ne sais quoi.

Monsieur Vincent, avisant l'état de chantier dans lequel se trouvait mon plumard, me jeta un regard glacé et déclara :

    Je vais vous montrer comment il faut faire. Regardez-moi bien, tous ! vous allez voir, c'est facile.

Et monsieur Vincent fit mon lit de A à Z, le plus soigneusement du monde.

Inutile de dire que j'avais du mal à conserver l'expression bovine que tout nouvel interne se doit d'arborer pendant une période donnée. Intérieurement, je jubilais.

D'accord, ce n'était pas le directeur, mais l'économe ! D'accord, il n'est venu faire mon lit qu'une seule fois ! mais ma mère n'avait pas fini d'en entendre parler.

Et plus de quarante ans après, elle en entend encore parler.

La pause-déjeuner

Puisque j'avais pris la résolution d'en faire le moins possible, il va sans dire que les moments de la journée que j'appréciais le plus étaient ceux où nous n'étions pas en cours.

Le matin, entre la toilette, le petit déjeuner, les lits à faire et la corvée de balayage, il nous restait peu de temps de liberté. Mais à midi, nous avions une heure pour déjeuner.

Dès que la cloche sonnait, c'était la ruée. Le réfectoire était formé de deux grandes salles dans le prolongement l'une de l'autre et décorées de motifs d'inspiration pharaonique. Nous déjeunions sur de longues tables recouvertes de formica vert et bordées d'alu. Les plats nous étaient servis par un garçon jovial nommé Mouloud, dont la fonction faisait de lui l'une des personnalités les plus courtisées de l'école. Il ne se passait guère de minute sans que ne s'élève d'un coin du réfectoire le célèbre cri de guerre des affamés : « Mouloud… du rab ! »

Ce seul détail tendrait à démontrer que la bouffe n'était pas si mauvaise, puisqu'on en redemandait. En fait, le jugement que nous portions sur la nourriture dépendait de nos goûts personnels. Je n'ai jamais été très difficile, mais personne n'aurait pu me faire avaler les épinards de l'école, dont l'aspect rappelait étrangement une bouse de vache qu'on aurait crue fraîchement produite par l'animal directement sur le plateau de service. Mais d'autres en raffolaient. En dehors du café qui était réellement innommable, je ne conserve qu'un seul vrai mauvais souvenir : les pommes ! Pendant trois ans, neuf fois sur dix, nous avons eu des pommes au dessert. J'en suis resté dégoûté pour le restant de mes jours.

Bien entendu, il était de bon ton de proclamer haut et fort que la nourriture était dégueulasse et personne ne s'en privait, y compris ceux dont la mère faisait une cuisine d'épouvante et qui n'avaient jamais rien mangé d'aussi bon qu'à Bouzaréah.

Algérie oblige, le couscous était particulièrement savoureux. La première fois où il parut au menu, un camarade s'empara du bol de harissa [2] en pensant qu'il s'agissait du bouillon, et en baigna généreusement sa semoule sans se préoccuper de ce qu'il resterait pour les autres. Je me souviens de son nom mais je le tairai par charité, car le pauvre fut cruellement puni de sa petite pulsion d'égoïsme : aussitôt la première cuillerée de semoule engloutie, il passa par un nombre infini de couleurs aussi décoratives les unes que les autres, et finit par opter pour un rouge carmin du plus bel effet.

Comme il n'existait pas de classe de mathématiques élémentaires à l'École Normale d'Institutrices, les matheuses arrivaient chaque matin à Bouzaréah pour étudier avec les garçons et ne regagnaient leurs pénates que le soir. Il y avait donc une demi douzaine de jeunes filles qui déjeunaient chaque midi au réfectoire. Je laisse imaginer la patience qu'il fallait à ces malheureuses pour endurer sans broncher les calembours vaseux de leurs voisins de table, ou les fines allusions olé-olé aux ficelles aussi grosses que les amarres du Ville d'Oran. Par exemple, elles n'avaient pas été longues à comprendre qu'une banane ne devait jamais être prise à la main, mais découpée au couteau dans l'assiette, puis chaque tronçon porté sagement à la bouche avec une fourchette ; exactement comme dans la bonne société. Si par distraction l'une d'entre elles oubliait cette règle élémentaire et prétendait déguster sa banane selon la bonne vieille méthode globale, la sanction était immédiate : dès qu'elle portait le fruit entier à la bouche, les garçons poussaient tous ensemble un soupir de quinze tonnes.

En général, les repas étaient expédiés en une dizaine de minutes car nous tenions à profiter au maximum de cette heure de pause pour nous détendre et bavarder. À Bouzaréah, la blouse noire était de rigueur, et je revois encore ce stade ensoleillé, ces galeries et ces coins de verdure envahis par de petits groupes de corbeaux d'où s'élevaient des nuages fleurant bon le Clan ou l'Amsterdamer. Car fumer la pipe était de très bon ton pour un normalien.

Trois chiffres

À son arrivée à l'école, chaque élève se voyait attribuer un matricule à trois chiffres qu'il devait apposer sur toutes ses affaires personnelles. Ces chiffres sont profondément gravés dans le marbre de ma mémoire, et je trouve commode, encore aujourd'hui, de les utiliser comme code secret ou mot de passe. Je croyais être le seul, mais beaucoup de mes camarades m'ont confié récemment qu'ils faisaient de même.

Autrement dit, si quelqu'un de mal intentionné disposait aujourd'hui de la liste des élèves de notre promotion et d'un seul de ces matricules (les autres étant aisément déductibles en application des lois immuables de l'ordre alphabétique), il pourrait sans peine déplomber une soixantaine de téléphones mobiles à travers le territoire, ouvrir un certain nombre de cadenas à chiffres, quelques coffres forts, etc.

C'est intéressant. Je vais y penser.

Chez nous… au dortoir

Le soir, après l'étude, nous montions aux dortoirs. Nous avions une demi-heure avant l'extinction des feux.

Les dortoirs étaient situés à l'étage. Vastes, clairs, très hauts. Je crois bien que le plafond était en voûte. Une demi-douzaine d'ampoules dispensaient une lumière un peu chiche, mais suffisante pour ce que nous avions à en faire. La disposition était classique : les lits en deux rangées, face à face, et les armoires adossées par paires, au milieu de la travée centrale.

Mon armoire n'a été bien rangée que le jour de mon arrivée. Après, ça s'est gâté très vite : je jetais tout là dedans pêle-mêle, sans regarder où ça tombait, et refermais la porte le plus rapidement possible avant l'éboulement. Outre mon linge, l'armoire contenait une guitare, un saxophone, des livres, des maquettes d'avions en plastique, un pipeau, des bandes dessinées, un poste de radio à transistors, des cartes à jouer, et je ne sais quoi d'autre. À Bouzaréah cet immonde bazar est passé inaperçu, mais quelques années plus tard j'ai récidivé au service militaire, et là j'ai eu quelques problèmes.

Si dans la journée nous vivions à l'école, le soir, en pyjama, assis sur nos lits, nous nous sentions un peu chez nous ! L'ambiance était toute autre, les sujets de conversation différents. L'heure n'était plus aux fanfaronnades habituelles des garçons de notre âge, ou à l'éternelle surenchère de prétendus succès féminins, assortis d'improbables exploits sexuels auxquels plus personne ne croyait. Au dortoir, on pouvait se battre à coups de polochons, rire, plaisanter, mais on ne pouvait pas tricher. Et je crois que personne n'en avait l'idée, car nous partagions le soir une intimité qui nous rendait beaucoup plus proches les uns des autres.

En cours, les élèves étudiaient ensemble ; aux repas, on mangeait ensemble ; mais au dortoir, nous vivions ensemble.

N'importe qui ayant la moindre expérience de la vie en communauté l'a constaté : on se lie plus facilement avec ceux ou celles dont on partage la chambre. Pour ma part, à une ou deux exceptions près, mes meilleurs amis de Bouzaréah sont ceux dont le lit se trouvait juste à côté du mien, ou juste en face.

Je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce que de tous les lieux ordinaires où se déroule une vie, celui où l'on dort est le plus secret, le plus intime. Et pas seulement parce qu'on s'y déshabille ! Depuis le fond des âges, tout animal sait d'instinct que le sommeil le rend vulnérable. Alors il est possible que partager une même chambre nécessite, sans qu'on en prenne conscience, la certitude de se sentir en sécurité, d'où un besoin de confiance réciproque. J'ai le sentiment que c'est la recherche instinctive de cette confiance qui nous rend plus sincères et nous rapproche les uns des autres.

Mais c'est juste une idée. Elle ne vaut peut-être rien.

Certains soirs, l'atmosphère du dortoir était étrangement calme. Nous étions assis aux bords des lits, groupés par deux ou trois, tranquilles comme des petits vieux sur un banc. On parlait de nos parents, de notre vie avant l'école, de ce qu'on souhaitait qu'elle devienne après… chacun livrait ses souvenirs, ses états d'âme, ses espérances, et les autres écoutaient en silence, approuvant d'un murmure, posant une question…

Parfois la nostalgie nous gagnait : on se laissait aller jusqu'à sortir des photos du portefeuille ou de l'armoire. On commençait par des images banales : la maison ("et encore, sur la photo on voit pas le jardin !"), le frère, le cousin Marcel ("putain, qu'est-ce qu'y nous a fait rigoler, çui-là, au mariage de ma sœur !"), un cliché pris sur le sable de Courbet-Marine avec des copains, et surtout des copines ! (l'intérêt d'un tel cliché était inversement proportionnel à la taille du maillot de bain des copines en question) et de fil en aiguille, on en arrivait enfin à la photo qu'on brûlait de montrer, et que les autres espéraient depuis le début : la fiancée !

L'image passait de main en main, on se penchait par dessus une épaule pour mieux la voir. Les appréciations étaient toujours élogieuses, les compliments souvent excessifs ; on tenait absolument à faire plaisir. Combien de fois ai-je déclaré que la fiancée était très jolie alors que je ne voyais sur la photo qu'une fille d'une banalité affligeante ! Mais que faire d'autre quand l'ami demandait, crevant de fierté : « comment tu la trouves ? » ; je n'allais quand même pas répondre qu'à mon avis, sa petite n'était qu'un triste boudin ! Je me serais plutôt fait arracher la langue.

Personne n'aurait pris le risque de montrer une photo de sa copine en dehors de ces instants privilégiés. Un imbécile s'en serait emparé et aurait débité un tas de cochonneries. J'ai assisté une fois à ce genre d'incident, au réfectoire ; ça s'est terminé dans le bureau du dirlo suite à une distribution gratuite de baffes dans la gueule.

Sur ce plan, je ne risquais rien car je n'avais aucune photo de fille à montrer. Ma dernière fiancée datait de mes huit ans ! Je suppose que notre liaison s'était achevée dans les cris et les larmes suite à un grave conflit d'intérêt à propos d'un caramel mou ou d'un verre de Sélecto [3] . De toutes façons, nos relations étaient restées très platoniques. Jusqu'à vingt ans, je me montrerais d'une timidité balourde avec les filles. Complexé jusqu'à l'os par mes lunettes, mon acné et une maigreur qu'accentuait ma grande taille, je n'oserai qu'une seule et unique fois déclarer ma flamme à une copine de vacances, aux alentours de mes dix-huit ans. Elle ne donna pas suite.

Mais si je ne pouvais pas faire saliver mes copains avec des histoires de fiancée, je possédais quelque chose d'une valeur inestimable dans un dortoir : une guitare !

À l'époque, ma pratique de l'instrument était toute récente et je ne maîtrisais guère qu'une douzaine d'accords (quarante ans plus tard, j'en connais à peine quatre ou cinq de plus), mais c'était largement suffisant pour massacrer Brassens, Elvis, Brel, Bill Haley, Aznavour et consorts. Quels moments merveilleux nous avons passés ensemble, à susurrer Love me tender avec des yeux de merlans frits, à nous appliquer à bien syncoper les syllabes de Be Bop A Lula comme Gene Vincent, ou à disséquer Georges Brassens au scalpel, couplet après couplet, avec délectation, en n'oubliant pas de bien insister sur les gros mots.

S'il m'est parfois arrivé de renoncer à faire de la musique parce que mon entourage ne semblait pas y tenir, ce ne fut jamais le cas à Bouzaréah. Bien au contraire ! la plupart du temps, à peine étions nous en pyjama qu'un ou deux loustics approchaient :

    Allez, sors la guitare !

Je ne leur laissais pas le temps d'insister. J'attrapais la guitare dans mon armoire bordélique, la débarrassais d'une chaussette sale prise entre deux cordes et m'asseyais au bord du lit. Le temps d'accorder l'instrument et les premiers amateurs s'installaient déjà avec des airs de chiots regardant préparer leur pâtée. Tout était prêt pour le petit concert du soir.

Chacun de nous avait sa spécialité : Jean-Louis était incollable sur Brassens. Il connaissait toutes les paroles, chantait juste et en mesure, en allant chercher au fond de son estomac la voix de gros nounours du père Georges. Nous avions notre hit parade : Hécatombe, Le gorille… le massacre des pauvres gendarmes de Brive-la-Gaillarde et le viol du juge par le singe évadé obtenaient toujours un franc succès. Mais le top du top, c'était P… de toi (je cite le titre tel qu'il était pudiquement orthographié sur les disques d'alors). J'attaquais du bout des doigts la petite pompe en do majeur (tang tching tong tching tang tching tong), et Jean-Louis commençait : "En ce temps là, je vivais dans la lune…". Aussitôt, les choristes bénévoles rappliquaient de partout, une brosse à dents à la main, ou agrippés à leur pantalon de pyjama à moitié enfilé, pour ne pas manquer le plaisir pervers d'entonner à pleine voix le refrain : "Ah-ah-ah-ah, putain de toi…". Il me semble les entendre encore.

Alain avait une belle voix profonde avec quelque chose de métallique dans le timbre. Cette vraie voix de basse est rare aussi jeune ! C'est une tessiture qui s'installe un peu plus tard, vers les vingt ans. Lui l'avait déjà à seize ! Naturellement, il était spécialiste des chansons popularisées par les chanteurs à voix grave. Son grand succès était Sixteen Tons, qu'il chantait en version française, mais dans le style des Platters. Tout le monde attendait qu'il se casse la gueule au grave de la fin. Peau de balle ! il le sortait à chaque fois.

Quant à moi, je chantais tout ce qui se présentait, mais ma spécialité était le rock'n'roll. Et en anglais s'il vous plaît ! De toutes façons, on n'avait pas le choix de la langue : la période yéyé n'était pas commencée, Johnny débutait à peine et Eddy Mitchell était encore inconnu. En cinquante-huit, les seuls pseudo-rocks en français étaient des caricatures grotesques dont nous ne voulions pas entendre parler.

Alors je braillais See you later alligator ou Tutti frutti et les chœurs reprenaient le refrain. C'était épouvantable, on le savait, mais on s'en foutait complètement. J'accordais un peu plus de soin à chanter Don't be cruel ou Teddy bear parce que c'était du Presley et que pour nous, Elvis, c'était sacré. Je prenais une diction très scandée que je croyais proche de celle du King, et je n'oubliais surtout pas de soulever brusquement les épaules toutes les quatre syllabes pour évoquer son jeu de scène. Bref, je devais être absolument ridicule.

Quant aux paroles, mieux vaut ne pas s'étendre sur le sujet ! Personne n'avait les textes originaux, alors on essayait de reproduire tant bien que mal ce qu'on entendait sur le disque. C'était de l'anglais Canada Dry : ça ressemblait à de l'anglais, mais ça n'était pas de l'anglais. Un peu plus tard, en pleine folie yéyé, on appellera ça chanter "en yaourt" ou "en lavabo". À l'époque de Bouzaréah, le terme n'existait pas encore mais c'était la même escroquerie. Il y a des lustres que je ne chante plus en yaourt. J'ai eu longtemps un peu honte de l'avoir fait, jusqu'au jour assez récent où j'ai entendu des Anglais chanter Edith Piaf en yaourt français ! Depuis, j'ai le cœur en paix. Nous sommes quittes.

Mil neuf cent cinquante-huit… Mon Dieu ! je n'arrive pas à y croire. Je n'ai pas vu le temps passer. Pour moi c'était hier, tout ça. Je vous revois encore, vous tous, mes amis, mes frères, avec des détails d'une précision qui m'étonne et m'effraie un peu. Je pourrais peindre votre portrait si j'en avais le talent. Jean-Louis ! à demi allongé sur le côté, appuyé sur un coude, à la romaine, les joues couvertes de pommade au soufre contre l'acné ; tu ressemblais à un lapin sauce moutarde… Hervé ! discret, peu bavard, presque sombre ; mais d'une intelligence et d'un humour que cachait mal ton expression austère… Roger ! au regard clair perpétuellement étonné, les yeux écarquillés ; tu paraissais toujours découvrir les choses pour la première fois… Alain ! frisé comme un mouton d'Espagne, et presque aveugle sans tes lunettes ; avec ta voix de basse à seize ans… Jean-Claude ! aussi bigleux qu'Alain, souriant du matin au soir, volontiers farceur, toujours une blague à glisser dans une oreille ; ton trait de dessin était déjà d'une précision diabolique… Yves ! une voix à cisailler les barbelés, avec une expression de malice un rien moqueuse qui t'avait valu une réputation imméritée de semeur d'embrouilles, et un surnom dont nous seuls, tes copains, avons le droit d'user : "le choléra"… Doudou ! toujours prêt à rire de tout, un verbe qui portait loin, avec un débit de mitrailleuse ; brave garçon de la tête aux pieds (ce qui, du reste, ne faisait pas bien loin) ; je te revois pendant le petit concert du soir, assis au sommet de mon armoire, les jambes pendantes, vêtu d'un invraisemblable pyjama rouge-sang, le visage fendu d'un sourire de bienheureux, perché la-haut comme la statue d'un bonze au dessus de l'aquarium d'un restaurant chinois…

Au signal de la cloche, tout le monde se couchait et l'on éteignait les lumières. Beaucoup écoutaient la radio en sourdine sous leurs draps. Des conversations se poursuivaient dans l'obscurité, avec parfois des éclats de voix ou des rires bruyants. Notre surveillant de dortoir surgissait alors de sa petite chambre et nous donnait invariablement l'heure exacte :

    Taisez-vous, merde ! il est onze heures moins quart !

Je l'avais surnommé l'horloge parlante.

Les planqués de la cabine de projection

Ma ferme intention de me la couler douce m'avait naturellement conduit à rechercher dès le début toutes les combines possibles pour être libéré de tout ce qui m'ennuyait, ou qui ressemblait de près ou de loin à du travail.

En première année, je ne trouvai aucun moyen d'échapper à la corvée matinale de balayage. Mais le dieu des tire-au-flanc veillait sur moi. Au début de l'année suivante, l'économe entra dans la classe et annonça qu'il recherchait quelqu'un sachant écrire très lisiblement les chiffres. Pris d'une inspiration soudaine, je levai le doigt. À compter de ce jour, fini le balai ! je passai ma demi-heure de corvée aux cuisines, à relever des nombres dans un registre, à les additionner à l'aide d'une curieuse petite machine mécanique à picots, et à en reporter le total en beaux chiffres bien calligraphiés dans la case prévue à cet effet. D'accord, c'était encore du travail, mais il me paraissait plus valorisant qu'un balayage stupide. Personne ne me surveillait, et je quittais toujours les cuisines avec un en-cas pour le petit creux du milieu de matinée.

Restait le problème de l'étude !

Ces deux heures d'étude du soir n'en finissaient pas. Je n'avais forcément rien à y faire et m'y ennuyais ferme. Mes camarades ne m'étaient d'aucun secours puisqu'ils consacraient bêtement ces heures à travailler. J'avais le plus grand mal à trouver un adversaire pour jouer au morpion ou à la bataille navale. Alors je lisais, je dessinais, j'inventais des grilles de mots croisés avec des définitions alambiquées que je croyais astucieuses, ou bien j'écrivais des chansons immortelles oubliées le jour suivant. Je n'en pouvais plus, j'étouffais, il fallait absolument que j'échappe à cette étude de malheur.

La solution se profila en fin de première année, quand j'appris par hasard qu'on recherchait un projectionniste de cinéma pour la rentrée suivante. Je me portai aussitôt candidat car j'avais appris que cette fonction autorisait son titulaire à passer les heures d'études dans la cabine de projection. Et ceci tous les jours de la semaine, bien qu'il n'y eût qu'une séance de cinéma hebdomadaire, le vendredi.

La seule condition à remplir était d'avoir au moins une petite expérience de la projection cinématographique, condition que je ne remplissais nullement, ce qui ne m'empêcha pas d'affirmer le contraire avec assurance. Un copain prénommé Jean-François était déjà sur les rangs, mais le surveillant général décida que plusieurs projectionnistes valaient mieux qu'un et il accepta nos deux candidatures. Le problème de l'étude était réglé pour l'avenir.

La nouvelle équipe prit donc ses fonctions à la rentrée suivante. À vrai dire, le travail n'était pas bien grand. Hors la séance de cinéma hebdomadaire, nous avions en charge l'entretien du local de projection et du matériel, et je ne me souviens pas que ce dernier nous ait jamais posé le moindre problème.

Aidé de Jean-François, enchanté comme moi d'échapper aux heures d'étude, j'organisai notre confort pour les longues soirées à venir : une table récupérée je ne sais où, un canapé de rotin, quelques chaises, un peu de vaisselle, un réchaud pour le café, une glacière, deux ou trois affiches montrant des dames peu frileuses, un tourne-disques, des cartes à jouer… bref, l'équipement indispensable pour assurer une projection cinématographique d'une qualité optimale.

Très vite, deux autres postulants à l'étude buissonnière se proposèrent spontanément comme assistants, en contrepartie de l'hébergement quotidien dans notre paradis des planqués. Nous accueillîmes Henry-Robert et Jean-Pierre avec d'autant plus de plaisir qu'ils étaient d'excellents partenaires à la belote.

Pour être juste, je dois reconnaître que j'étais le seul véritable escroc de la bande. Passer les heures d'étude dans la cabine de projection n'empêchait pas les autres de bosser. Moi si ! Je me demande même comment ils parvenaient à travailler, avec en permanence sous les yeux un citoyen qui ne fichait strictement rien d'autre que lire Pépito, écouter des disques, jouer de la guitare, chanter, ou raconter des conneries.

Désormais, les fins de journées dans notre petit home s'écoulèrent comme un rêve entre les conversations, la radio, les parties de cartes, la lecture et l'écoute des disques. Les heures passaient presque trop vite, et souvent nous nous attardions dans la cabine, quittes à nous coucher à l'aveuglette après l'extinction des feux.

Tout ceci en parfaite contradiction avec le règlement, bien entendu ! officiellement, nous étions censés consacrer notre temps à nos études ou à l'entretien du matériel. Mais que risquions nous ? la porte métallique fermait à clef et personne ne pouvait nous surprendre. Tout était prévu dans les moindres détails pour neutraliser une patrouille de surveillants. Dès que quelqu'un tambourinait à la porte, les cartes disparaissaient en une seconde ! celui qui allait ouvrir gagnait trois secondes de plus en farfouillant bruyamment dans la serrure pour faire croire qu'elle était un peu dure, et ainsi tout l'équipage avait le temps de rejoindre les postes de combat : l'un s'affairait sur le projecteur avec un tournevis, un autre tournait la manivelle de la rembobineuse, un troisième astiquait l'ampli d'un coup de chiffon énergique, etc. Le surveillant appréciait la mise en scène en connaisseur, hochait la tête avec une expression résignée, puis repoussait la porte sans un mot. Nous savions qu'il n'était pas dupe, et il savait que nous le savions. Mais quelle importance ?… le drame quotidien qui déchirait notre terre nous donnait, à lui comme à nous, des sujets de préoccupation bien plus graves.

Cependant, en contrepartie de nos privilèges, nous mettions un point d'honneur à nous acquitter de notre charge avec zèle. Bientôt, toute l'école nous félicita des nombreuses améliorations techniques apportées à la séance de cinéma. Par exemple le branchement du tourne-disque sur l'ampli : une innovation appréciable qui permettait de meubler les coupures d'un agréable fond sonore. Autre avantage : l'effet distrayant de la musique réduisait notablement les hurlements de Sioux que poussaient les spectateurs à chaque interruption.

Car les interruptions ne manquaient pas. Les films faisaient la tournée de tous les établissements scolaires du département, et ils nous arrivaient souvent dans un état de décomposition avancée. Certaines pellicules étaient si rayées que toutes les séquences paraissaient avoir été tournées sous la pluie. Quant au son, n'en parlons pas ! les crachotements y tenaient tant de place que, à l'exception des myopes, tout le monde en était arrivé à préférer les films étrangers en version originale sous-titrée.

Je me souviens de quelques titres : Règlements de compte à OK Corral, Sueurs froides, Johnny guitare, Elle n'a dansé qu'un seul été, l'une des premières œuvres d'Ingmar Bergman, Jour de fête de Tati, la trilogie de Pagnol, Riz amer, où les cuisses légendaires de Sylvana Mangano furent probablement à l'origine d'une épidémie de manipulations intimes…

Un beau jour, grâce à la prodigalité de l'économat, le vieux projo 16 mm Debrie reçut un renfort inattendu sous la forme d'un jumeau flambant neuf d'une rutilante couleur alu. C'était le luxe absolu. Nous pouvions désormais basculer d'un projecteur à l'autre, comme dans un vrai cinéma, sans imposer aux spectateurs une interruption pour changer de bobine. J'étais le seul à pouvoir manipuler le nouveau projo, car nous ne l'avions pas très bien installé, et sa poignée de commande était parcourue d'un sympathique courant électrique que je supportais bien, alors que mes camarades ne voulaient pas en entendre parler.

Ces deux projecteurs nous servirent à capter radio Alger pendant le putsch des généraux, à un moment où – pour des raisons de divergences politiques – écouter un transistor était interprété par la direction de l'école comme un acte subversif. J'ai oublié la magouille technique que nous avions mise en œuvre, mais c'est un fait que radio Alger passait par l'ampli des braves Debrie, ce qui nous permettait de suivre les événements en direct ; du moins en étions nous persuadés. Naïveté de la jeunesse ! nous prenions tout ce qui sortait de la radio pour de l'information.

Le vernis professionnel que nous conférait l'arrivée du second projo nous donna des ailes, et je me mis à penser en grand. Mon raisonnement partait du fait que nous ne pouvions pas rester en permanence l'œil rivé à la petite lucarne de contrôle pendant tout le film ; c'était fatigant et fastidieux. Or des incidents survenaient fréquemment : plus de son, image tremblotante, cadrage décalé et autres lézards. Si à ce moment le projectionniste de service n'était pas à son poste, rien ne pouvait nous alerter. Pas même les vociférations du public, inaudibles depuis la cabine à cause du vacarme des projecteurs !

Tout ça ne faisait pas très pro.

Nous décidâmes donc qu'à chaque séance, l'un d'entre nous superviserait la projection depuis la salle, avec pour mission d'alerter la cabine en cas de pépin au moyen d'un système sophistiqué de signaux lumineux.

Une planchette portant trois interrupteurs fut aussitôt fixée au mur de la salle, près de la place du superviseur. Chacun des interrupteurs correspondait à une ampoule installée dans la cabine, juste au dessus des lucarnes de contrôle. Il y avait une ampoule verte, une jaune, et une rouge. La verte donnait le signal de départ et restait allumée tant que tout allait bien, la rouge stoppait immédiatement la projection.

Jusque là, rien à dire ! Malheureusement, le succès de cette trouvaille nous fit perdre toute mesure et la folie des grandeurs nous saisit. Il nous vint alors l'idée perverse de pousser les possibilités de cette technique jusqu'à leur extrême limite.

Bientôt, entre les deux extrêmes (rouge ou vert), différentes associations de deux ou trois couleurs simultanées furent prévues, qui signifiaient toutes quelque chose de très précis. En y ajoutant des combinaisons rythmées dans le genre "trois coups longs et deux coups courts", il en résulta un système indéchiffrable qui surpassait en complexité les signaux de fumée, le morse, les appels lumineux de la marine et le code secret de la CIA.

Bref, à part le rouge et le vert, tout le reste se révéla très vite impossible à décoder rapidement sans un lexique gros comme le bottin. D'autant que le zigoto qui était dans la salle faisait du zèle pour se donner de l'importance, et que les trois ampoules s'allumaient et s'éteignaient à tout bout de champ. Il faut reconnaître que c'était très peu gênant dans la cabine, car de toutes façons les autres lisaient Cinémonde ou Paris Hollywood, et personne ne surveillait les ampoules.

Quelle équipe !

Et maintenant…

J'écris ces lignes quarante-quatre ans après mon arrivée à Bouzaréah, presque au jour près.

Pourtant, mes copains de l'École Normale sont plus proches de moi aujourd'hui qu'ils ne l'ont jamais été. Le moindre prétexte pour nous retrouver est saisi au vol, quelles que soient les circonstances, quelles que soient les distances. Je correspond régulièrement avec des dizaines d'anciens normaliens, et au cours du seul dernier mois, trois d'entre eux m'ont rendu visite !…

Et tout ça sans la moindre association, sans président ni trésorier, sans bulletin de liaison ni cotisation annuelle ! Les anciens de Bouzaréah n'ont que faire de ce fatras. Ils marchent au cœur.

Simplement au cœur !

[1] Voir le chapitre "Le record du monde de trombone à coulisse"

[2] Sauce très pimentée

[3] Concurrent maghrébin du Coca.