Un lapin drôlement futé

(Lettre à Doudou du 27 juin 2002)

En mil neuf cent soixante-cinq, j'ai chassé le rhinocéros dans le Lot et Garonne.

Ne ris pas ! je te jure que c'est tout ce qu'il y a de vrai. J'avais vendu ma caméra huit millimètres pour me payer un bon fusil semi automatique : un Rapid de Manufrance, calibre 12, à cinq coups, avec sous le canon un gros bazar en bois qu'il fallait tirer vers soi et repousser vers l'avant pour éjecter la cartouche vide et en introduire une nouvelle. J'aimais bien ce fusil. Je ne sais plus ce que j'en ai fait. Possible que je l'aie revendu l'année suivante pour m'acheter une caméra… va savoir.

J'avais un bon chien, aussi. D'ailleurs c'était une chienne et elle appartenait à mon beau père. Elle s'appelait Miquette. Je ne sais pas quelle marque c'était, comme chien. Mais elle était très racée. Ça on peut le dire, parce que des races, elle en avait bien une douzaine à elle toute seule. Une sacrée chienne de chasse, la Miquette !

Mon beau père chassait aussi. Il était maréchal-ferrant, pas bien grand mais fort comme un taureau. Personne ne l'a jamais vu sans béret. Peut-être bien qu'il dormait avec ! Il était né aux Eyzies et roulait les "R" comme seuls savent le faire les enfants du Périgord.

Son fusil était un vieux deux-coups calibre 16 à chiens apparents. Tu imagines l'âge du tromblon ! Le plus remarquable était le soin méticuleux avec lequel le maréchal l'entretenait : au retour de la dernière journée de chasse de la saison, il suspendait le fusil au mur de la salle à manger avant même d'ôter sa veste et ne lui accordait plus le moindre intérêt. À l'ouverture de la saison suivante, une fois complètement équipé, il décrochait la pétoire juste avant de sortir, soufflait un grand coup dans chacun des canons pour enlever la poussière, et voilà pour l'entretien.

Il ne ramenait pas souvent de gibier, parfois quelques champignons, le plus souvent de folles histoires de chasse qu'il tenait du facteur ou du quincaillier et qu'il rapportait à ma belle mère en pleurant de rire. Mais il les trouvait plus drôles racontées en occitan et je n'en profitais pas vraiment.

Le maréchal avait une formule superbe pour annoncer qu'il partait chasser ; une expression qui en disait long sur le peu d'illusions qu'il se faisait de ne pas rentrer bredouille :

    Je vais promener le fusil.

Donc, en soixante-cinq, par un beau matin d'automne, je suis parti chasser le rhinocéros dans la région de Layrac.

Eh bien je suis en mesure aujourd'hui de lever le voile sur un scandale sans précédent, une catastrophe écologique que personne d'autre n'a jamais osé révéler jusque là. Il est hors de doute que le silence coupable des responsables de l'environnement a été acheté par de puissants lobbies financiers complices de réseaux de braconniers et de trafiquants internationaux protégés par des politiciens véreux.

C'est lamentable, c'est honteux, mais il faut que les Français le sachent :

Il n'y a plus un seul rhinocéros dans le Lot et Garonne !

Alors j'ai chassé le lapin.

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Je ne vais pas t'accabler d'histoires de chasse. D'abord parce que de toute ma vie je n'ai chassé qu'une saison, et puis ces galéjades se ressemblent toutes un peu et ne font vraiment rire que les chasseurs.

Mais voici l'aventure qui m'est arrivée avec un Tartarin que le père Daudet n'a pas eu la chance de rencontrer.

Dans ma bande de copains, il y en avait un qui nous bassinait avec ses prouesses au tir. Les exploits dont il se vantait étaient si exagérés que personne ne pouvait y croire, tout simplement parce que le bon sens s'opposait à ce qu'ils soient réalisables.

Un seul exemple de ses fanfaronnades va te faire juger de leur calibre : il affirmait qu'il pouvait tirer à la 22 long rifle sur une cigarette posée dans le sens de la longueur, et qu'il enlevait le tabac sans toucher le papier !

Tu vois le genre de spécimen ?

Inutile de préciser qu'il se gardait bien de nous faire la démonstration de ses talents ! une fois il y avait trop de vent, une autre fois il était fatigué, etc. Mais surtout, aucune des carabines qu'on se proposait de lui prêter n'était d'assez bonne qualité. Seule son arme personnelle convenait : une carabine super réglée, équilibrée au quart de poil, un engin unique qu'on lui avait malheureusement volé l'année précédente au cours d'un championnat, et patati et patata…

Bon. On l'aimait bien quand même.

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Pour la suite de l'histoire, je suis forcé de te donner quelques détails sur les habitudes du lapin de garenne. Car le lapin de garenne a des habitudes regrettables qui font de lui une proie facile : il passe ses journées dans une zone bien délimitée, toujours la même, et si un danger le menace, il court à son terrier en empruntant à chaque fois le même itinéraire. Découvrir cet itinéraire et le terrier est un jeu d'enfant puisqu'il suffit de suivre le chien. Le jour où tu repasses par là, tu te postes dans les environs du terrier, tu lances ton chien dans la zone repérée et il t'envoie le lapin droit dessus neuf fois sur dix.

Désolé pour les rouleurs de mécaniques, mais il n'y a pas de quoi s'étouffer de fierté parce qu'on ramène un garenne à la maison. J'étais un parfait débutant et j'en ai ramené vingt-deux en une seule saison de chasse.

Il y en a pourtant un que je n'ai pas pu coincer.

Sa zone de nourriture, son chemin de repli et l'endroit où se trouvait son terrier étaient organisés de telle manière que je ne pouvais jamais l'avoir dans ma ligne de mire. Je savais que c'était un pur hasard, mais il me plaisait d'imaginer que ce lapin était un mutant qui avait goupillé tout ça pour se moquer des chasseurs en général et de moi en particulier. Miquette le débusquait à chaque fois ou presque. Je m'y attendais, j'étais prêt… mais je ne le voyais jamais.

Pourquoi ? Imagine un versant de colline entièrement barré à mi-pente par une longue haie touffue infranchissable. Au bas de la colline : la nationale 21 qui va d'Agen à Auch. Entre la route et la haie, à mi-hauteur : une cabane en ruines où ce lapin de combat avait creusé son terrier. Il passait ses journées dans la haie, et dès que Miquette le levait, il dévalait la pente en ligne droite vers la cabane. Le hic, c'est que j'arrivais toujours par le haut de la colline, du mauvais côté de la haie. Voilà pourquoi je ne pouvais pas le voir.

Comme tu l'imagines, j'avais essayé de me poster directement à la cabane en arrivant par le bas, mais ça n'avait rien donné : la chienne était trop excitée par l'odeur qui imprégnait les vieilles ruines et refusait de s'en éloigner, méprisant toutes mes tentatives de la faire grimper vers la haie.

Bon. J'avais accepté la défaite et je ne prenais même plus la peine de préparer mon fusil quand j'approchais de cette fichue haie.

Ce lapin était plus fort que moi.

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Un soir, à l'apéro, au cours d'une conversation avec mon copain champion du monde de tir toutes catégories, j'insiste tant sur le génie tactique de mon superlapin que je finis par éveiller son intérêt. Il me propose aussitôt sa collaboration, avec un plan de bataille tout prêt :

    Voilà ce qu'on fait : on se sépare au carrefour de la nationale et de la route qui monte à la colline. Mais d'abord, on décide d'une heure précise qui nous laisse à tous les deux le temps de nous mettre en place. Tu vois ?

    Ouais.

    Moi je me planque directement à la cabane en ruines et toi tu fais le grand tour par le haut en tenant ta chienne en laisse pour pas qu'elle fouille la haie trop tôt.

    D'accord.

    Et à l'heure prévue, tu lâches la chienne dans la haie. Ton putain de lapin vient droit sur moi et je lui fais sa fête. Qu'est-ce que tu en penses ?

    Hum… ça tient debout, conviens-je. Mais n'emmène pas ta chienne, elle servirait à rien.

Je me méfiais car j'avais déjà chassé avec lui, et sa chienne était une catastrophe ambulante, un genre Rantanplan. C'était un animal magnifique : un setter de pure race avec un pedigree long comme ma cuisse, mais qui chassait comme une patate. Elle aboyait pour un oui pour un non, faisait fuir tout le gibier dans un rayon d'un kilomètre, et de toutes façons elle ne s'intéressait qu'aux lézards. Cette fichue bestiole avait saboté tout le travail de Miquette ce jour là.

    On y va quand ? demande-t-il.

    Demain matin, si tu veux.

    Ça marche. On dit sept heures chez moi ?

    Bon ! sept heures chez toi.

Le lendemain, je siffle devant sa porte et il sort déguisé en guérillero : treillis, rangers, casquette Bigeard, les Ray-Ban, un couteau de chasse à la ceinture, et assez de munitions pour résister huit jours à n'importe quel régiment sudiste. J'ai un mal fou à garder mon sérieux. Tu parles d'un cinéma !

Par contre son fusil me paraît bien primitif.

    Tu n'as que ce fusil ?

    Non, il répond, pourquoi tu me demandes ça ?

    Ben… c'est un fusil à un coup.

    Pardi (il hausse les épaules) c'est un simplex. Et alors ? ça suffit bien ! Si avec un lapin qui vient droit sur moi j'ai besoin de doubler, c'est la fin des haricots !

    Mmouais… en tout cas fais gaffe à Miquette ! parce qu'elle sera au cul du lapin et que j'aimerais autant que tu la rates, elle !

    Beuh… n'importe quoi !

Arrivés au fameux carrefour, on se met d'accord pour lancer l'opération de commando à sept heures quarante-cinq, on règle nos montres comme dans Les douze salopards et chacun se dirige vers sa position de combat.

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À l'approche de l'heure convenue, je me tiens à vingt mètres de l'endroit où Miquette lance le lapin d'habitude, et la brave bête n'a pas oublié. Son morceau de queue vibre à une vitesse prodigieuse. Elle tire sur sa laisse à m'entraîner, s'assoit une seconde la langue pendante, me regarde sans comprendre et recommence à tirer comme une dingue. Et tout ça sans le moindre bruit ; pas même un gémissement ! elle sait qu'elle ne doit pas. Quelle merveille, cette chienne ! Un chasseur n'a pas grand mérite à ramener du gibier avec une bête pareille. Si l'on avait combiné le même plan avec la chienne de mon copain, elle aurait déjà fait tant de barouf qu'il n'y aurait plus un seul lapin dehors entre Boé et Astaffort.

Encore quelques secondes. J'espère que l'autre arsouille est prêt. Je détache la laisse et je retiens Miquette à grand peine par son collier.

TOP ! je lâche le fauve qui fonce vers la haie comme un bolide. C'est fini pour moi. Je ne peux plus rien faire.

La chienne n'est pas entrée dans la haie depuis deux secondes qu'elle se met à aboyer tout ce qu'elle sait. Je connais bien Miquette : même sur une piste ultra-fraîche elle ne ferait aucun bruit. Si elle aboie, c'est qu'elle voit le lapin et qu'elle lui court déjà aux fesses. C'est gagné. Il était bien là. Il va tomber dans le panneau. D'ailleurs j'entends les aboiements descendre vers la cabane. Ce lapin est foutu.

BANG !… le simplex.

Les aboiements cessent. C'est fini. Ma belle mère va nous préparer un civet de légende, Miquette aura droit à un beau morceau et l'on invitera le guérillero. C'est quand même lui qui l'a eu, après tout, même si ce n'était pas un coup difficile. Il l'a probablement tiré entre dix et quinze mètres, et à cette distance le petit plomb se disperse déjà sur une sacrée surface.

    Oh !… tu m'entends ?

Je l'appelle mais il ne répond pas. Tant pis ! Il doit être en train de redescendre vers la route nationale. La haie s'entrouvre, Miquette en émerge et trotte vers moi la truffe déjà dans l'herbe, au cas où… Une caresse, une petite tape sur le flanc et nous voilà partis en sens inverse de notre arrivée, pour le carrefour où je dois retrouver l'homme au simplex.

Une fois sur la route de campagne qui descend vers la nationale, je l'aperçois qui m'attend en contrebas, assis sur le talus. Il me fait un grand signe du bras et je lui répond du même geste en accélérant le pas, impatient d'apprécier la taille et le poids de ce lapin que je n'ai jamais vu. Je l'imagine magnifique. Depuis le temps qu'il échappe aux chasseurs !

À une centaine de mètres du carrefour, je commence à me poser des questions. Pourquoi n'a-t-il pas encore brandi notre prise d'un air triomphant comme je l'aurais certainement fait à sa place ?

J'approche encore mais je ne vois toujours pas l'animal. Où l'a-t-il mis ? Je commence à être pris d'un doute horrible. Ce n'est pas possible ! il n'a pas fait ça !…

Quand je suis à trente mètres, il se lève et vient vers moi. Le doute n'est plus permis.

Il n'a pas le lapin ! il ne l'a pas eu ! Je ne peux pas y croire. J'étouffe de rage. Cet olibrius a manqué un coup immanquable. Ce soi-disant champion de tir de mes genoux qui se prend pour Buffalo Bill raterait un bison dans un ascenseur !

Mais attends ! tu ne sais pas le plus beau.

Je dois avoir l'air mauvais car je le sens dans ses petits souliers. Il s'approche d'un air faussement décontracté et me dit avec un sourire forcé :

    Eh ben dis donc, tu avais raison : c'est un lapin drôlement malin ! Tu sais ce qu'il a fait ?

    Non, je réponds les dents serrées, mais je sens que tu vas me le dire.

   Eh ben juste au moment où j'ai tiré… il s'est baissé !