La terrasse

Sur la vieille bâche verte, on lit en lettres d'un blanc fatigué : "Épicerie - Alimentation Gle - Fruits et Légumes". Le magasin est peint en vert lui aussi. Toujours en vert ! Plus personne ne sait depuis combien de temps il est dans le quartier. On l'a toujours vu là. On ne peut même pas imaginer ce coin de rue sans ce magasin vert coincé entre le restaurant chinois et la boulangerie. De chaque côté de la porte, deux ou trois gradins de cageots inclinés d'où débordent des cascades de tomates, courgettes et poivrons, avec des prix griffonnés à la va-vite sur des morceaux de carton.

Lui vient de Tunis ou de Marrakech. Il a n'importe quel âge. Il est toujours marié. Sa femme l'aide de temps en temps ; d'une seule main à cause du bébé aux yeux noirs qu'elle porte sur l'autre bras. Elle gueule toutes les trente secondes après l'avant-dernier, merveilleusement sale, assis à même le sol, les jambes écartées, et qui bouffe avec application tout ce qui traîne par terre. On ne sait pas combien ils ont d'enfants : sept ?… peut-être huit ! depuis des années, personne n'a jamais vu la femme sans un bébé aux yeux noirs dans les bras.

Il a un nom mais personne ne s'en sert. Par contre il a un surnom, toujours le même, partout :

On l'appelle "l'arabe du coin".

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De nos jours, dans les grandes villes, pas besoin de marcher plus de trois cent mètres pour aller chez l'arabe du coin le plus proche ! sauf dans les quartiers à pognon. La belle blague ! rien que le montant d'un loyer mensuel dans le nord-ouest de Paris dépasse l'argent qu'un Tunisien gagne en travaillant toute sa vie. Il ne sait même pas que ça existe des sommes pareilles. Et puis il y a toute cette réglementation compliquée : sites protégés, unité d'architecture, harmonie de l'environnement visuel et tout le bataclan… Pas besoin de s'inquiéter ! les riches ont tout un arsenal de lois bien goupillées pile poil pour que Mouloud ne puisse jamais installer sa bâche verte et ses cageots de tomates en face de chez Hermès, même s'il gagnait au loto. De toutes façons ils peuvent dormir tranquilles, chez Hermès ; il n'y a pas de danger. S'il gagnait au loto, il retournerait en Tunisie. Pas con, Mouloud !

Quand on y pense, c'est tout de même malheureux qu'un épicier marocain ne puisse pas s'installer à côté de chez Yves Saint Laurent alors qu'Yves Saint Laurent habite Marrakech !

Pauvres riches ! Si l'archevêque de Canterbury débarque chez eux à l'improviste à onze heures du soir et qu'ils n'ont plus de pain, ils l'ont dans le baba. Tandis que moi, je peux aller chercher une kesra [1] chez mon arabe ; l'été, il est ouvert jusqu'à une heure du matin. Enfin, je dis ça histoire de parler ; je n'ai jamais besoin d'une kesra aussi tard. Il faut dire que l'archevêque de Canterbury vient rarement à la maison. Et puis les riches, dans le fond, ils s'en balancent. On ne mange pas le caviar avec du pain.

Dans le douzième, mon arabe du coin a les moyens : une dizaine de mètres de façade ! blanche pour une fois. Mais la bâche reste du vert réglementaire. C'est plutôt une superette. Pour éviter des frais d'enseigne, ils ont gardé l'ancien nom : "Caves de Bacchus". Ça fait bizarre pour un magasin tenu par des musulmans. Ils sont plusieurs qui se relayent à la boutique mais je suis nouveau dans le quartier et je ne les connais pas beaucoup.

Il y en a un sympa, avec des lunettes rondes et une petite moustache. Un jour, il me confie :

    Les gens y m'appellent Zanini. Y disent que j'lui ressemble.

Je lui en bouche un coin en lui apprenant que je connais le vrai Marcel Zanini, qu'il habite à deux cent mètres à peine et passe sans doute devant son magasin assez souvent.

    Je vais surveiller, qu'il me dit.

Une autre fois, j'entre sans faire gaffe en pensant à autre chose. Vlang ! collision frontale avec une brave dame qui sortait. La pauvre chérie se retrouve assise sur un baril de lessive, son panier par terre et ses commissions dispersées. Je suis mort de honte. Bon. Pas de casse ! je ramasse les yaourts, je m'excuse dix fois, elle parvient à sourire, m'assure qu'il n'y a pas de mal et s'en va. Le faux Zanini se marre :

    Eh ben dis donc vous ! quand vous rentrez dans quelqu'un, c'est pas n'importe qui !

    Ah bon ? c'est qui ? je demande.

    La femme du président du sénat.

C'est tout moi, ça. Plus mégalo tu meurs. On fait de ces rencontres chez l'arabe du coin !

Avant d'atterrir dans le douzième, j'ai habité vingt-deux ans dans un pavillon du dix-neuvième arrondissement, villa Manin, au numéro sept [2] . Annie et moi avons laissé là un sacré morceau de notre vie. Nous retournons souvent à la villa prendre un bain d'amitié chez nos anciens voisins, ou passer dire un petit bonjour à Aziz, notre arabe du coin pendant toutes ces années.

Il s'appelle Mohamed. Aziz est un surnom qu'il doit à sa bonne humeur et à son goût du rire. Je crois qu'Aziz veut dire "joyeux" ou quelque chose comme ça. Il vient de Djerba. La vraie Djerba ! celle où les pauvres gens doivent arracher leur survie à la terre ou à l'eau bleue. Pas le paradis fabriqué des clubs de vacances ! mais Mohamed reconnaît qu'une partie de la population tire avantage du tourisme. J'ai lu quelque part que la grande majorité des épiciers tunisiens de la région parisienne étaient djerbiens. En somme, Djerba importe des vacanciers et exporte des arabes du coin.

Le courant est passé entre Mohamed et moi dès le premier kilo de courgettes. Question d'atomes crochus entre deux enfants du soleil, je suppose. Tout nous rapprochait. Il venait de s'installer dans le quartier… moi aussi ! j'avais repéré cette petite épicerie pas trop loin de la maison… il se cherchait une clientèle ! j'aime rigoler… lui c'est Aziz-le-joyeux ! il est bavard… je le bats de plusieurs longueurs.

Alors on a parlé, parlé… et au hasard des conversations j'ai pu reconstituer par bribes l'essentiel de son itinéraire : arrivée en France au sortir de l'adolescence, des petits boulots pour commencer, un moment employé des wagons-lits… et pour finir, le parcours obligé d'un djerbien à Paris : mariage, enfants et épicerie. Pas de quoi écrire un roman !

De patates en sardines à l'huile, des liens se sont tissés entre nous. Pas vraiment une amitié, non, mais une sorte de complicité, comme entre deux vieux copains d'école. On se connaît bien, on parle des mêmes choses, on se comprend à demi-mot. La plupart du temps on dit n'importe quoi, juste histoire de blaguer. Voilà un quart de siècle qu'on se regarde vieillir en racontant des conneries, mon arabe du coin et moi.

Très vite, j'ai fait la connaissance de toute la smalah. Djamila d'abord ! djerbienne elle aussi, dure à l'ouvrage malgré ses kilos et son diabète, un sourire scotché sur un visage ouvert, encore plus gaie que son Aziz ! Djamila… la reine des bricks au thon et des tajines à n'importe quoi. Quelle cuisinière ! donnez-lui ce qui vous tombe sous la main et elle vous improvise une recette à tomber par terre. Ça n'a pas de nom, ça ne ressemble à rien, mais c'est parfumé comme tous les jardins de Carthage et bon à s'en lever la nuit pour torcher le plat. Pas besoin de préciser que dans la famille, côté surpoids ça rigole pas. À part l'aîné des garçons qui a résisté par miracle, tous les autres, question gabarit c'est du copieux. Merci maman.

Djamila, il faut la voir à l'œuvre quand ses mômes ne filent pas droit, quand un client essaie de l'arnaquer ou quand elle discute avec Mohamed. Ça vaut le déplacement. Elle emploie la bonne vieille technique de la saturation sonore, mélangeant l'arabe et le français au petit bonheur, sans aucun temps mort. En face, c'est la déroute : pas moyen d'en placer une ! c'est hallucinant. Et une voix avec ça ! Quand elle appelle Mohamed depuis l'appartement situé à l'étage, pas besoin d'interphone ! on l'entend de la porte de Pantin.

Heureusement pour Aziz qu'il ne se laisse pas faire ! il serait vite submergé. Mais comment avoir le dernier mot quand on ne peut pas placer le premier ! On dit que dans un ménage arabe, c'est toujours le mari qui commande. Il paraît que c'est la règle. Quelle blague ! Si c'est la règle, j'ai surtout rencontré des exceptions.

Enfin voilà. Avec le temps sont venus les menus cadeaux, les petites habitudes, le thé à la menthe dans l'arrière boutique, les denrées que Mohamed nous donnait parce qu'elles atteignaient la date limite de consommation, les souvenirs qu'on leur ramenait de nos voyages, un tajine que Djamila nous faisait porter tout chaud à la maison par l'un de ses gosses, les petites visites impromptues à n'importe quelle heure parce qu'on avait un coup de blues à soigner… toutes ces petites choses, quoi.

Petit à petit, nous avons fait du magasin de Mohamed notre point de chute du soir : notre Paris by night. Nous allions passer la soirée chez Aziz comme d'autres vont chez Régine ou chez Castel, sauf qu'on s'y sentait encore mieux. La petite boutique verte était devenue notre île au soleil, notre jardin secret, notre petit coin de Djerba à portée de main. On nous y accueillait avec une chaleur qui nous chavirait.

Qui n'a jamais fait l'expérience de l'hospitalité arabe n'a qu'une vague idée de ce que le mot hospitalité veut dire. Ça n'a rien à voir avec les courbettes, l'empressement calculé, la poudre aux yeux. C'est autre chose… qui nous échappe et vient du fond des âges. Les arabes ne livrent pas facilement l'accès à leur foyer ; peut-être encore moins à un musulman qu'à un roumi. Mais ceux qui gagnent leur amitié et leur confiance apprennent ce que l'expression "générosité sans limite" signifie réellement. Un arabe qui reçoit n'a rien à offrir à ses hôtes, car tout leur appartient déjà. Il y va de son amour propre, de sa fierté, presque de sa réputation.

Je savais tout cela depuis ma jeunesse algérienne, mais Annie le découvrait avec émerveillement. Dès notre arrivée surgissaient les petits verres à entrelacs dorés. Djamila descendait avec la belle théière de cuivre et Mohamed éventrait deux paquets de biscuits dérobés à son propre étalage. On passait avec eux des heures délicieuses à papoter de tout et de rien.

Les beaux soirs d'été, on installait la terrasse.

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Dernièrement, un après-midi, nous sommes passés à la boutique. Il y avait un certain temps qu'on n'y était pas allés. J'ai trouvé Mohamed fatigué. Pas vieilli, mais fatigué. Il veut vendre. Djamila aussi en a marre de coltiner les cageots de tomates. Leurs enfants sont presque tous mariés maintenant, alors les vieux voudraient retourner à Djerba. Tout ça pour dire que la conversation était un peu tristounette.

Pourtant, au moment de nous séparer, Mohamed a lancé joyeusement :

    Venez nous voir un de ces soirs quand il fera beau ! On installera la terrasse, comme avant.

Sacré Aziz ! tu n'as pas oublié.

La terrasse constituait le rite des fins de soirées d'été, tel qu'il se pratique depuis des millénaires sous les latitudes où le soleil brûle la terre, dessèche les plantes, accable les animaux et fait fondre le peu de cervelle que Dieu a donné aux hommes. Quand la nuit est presque tombée et qu'il ne reste de jour qu'une vague lueur pourpre vers le couchant, arrive le moment tant espéré où la chaleur consent enfin à relâcher son étreinte. La température s'adoucit de quelques degrés, et parfois même – ô délice ! – un souffle léger balaie ce qu'il reste de canicule et vient caresser les gens et les choses. On se redresse soudain, les narines dilatées, les yeux fermés, et l'on aspire à s'en saouler de grandes goulées d'air frais.

Quand la maison possède une vraie terrasse, on s'y allonge sur un transat ou sur une natte et l'on reste là, les bras écartés, crucifié de bien-être, les yeux dans les étoiles. Ou bien la famille s'assoit autour d'une table de jardin avec des boissons fraîches, dans une obscurité bienfaisante, protectrice. Les petits s'abandonnent contre la poitrine des grands et les amoureux se tiennent par la main, les doigts entrecroisés. On parle peu, ou alors a voix basse, pour écouter chanter la nuit.

S'il n'y a pas de terrasse, on se contente de sortir des chaises devant la porte pour prendre le frais. En France, ça se fait après dîner ; en Espagne, c'est avant ; et partout où il n'y a rien à manger, c'est à la place.

Chez mon arabe du coin, on sortait les deux chaises bancales qui traînaient dans l'arrière boutique. Ces sièges de luxe étaient réservés aux dames. Pour les hommes, des casiers à bouteilles faisaient l'affaire. On disposait ce mobilier de fortune sur le trottoir, de chaque côté de l'entrée du magasin, devant les batavias et les oranges maltaises, et la terrasse était prête.

On s'installait avec des soupirs d'aise, grisés de fraîcheur, heureux de partager ces instants entre amis. Mohamed allumait une cigarette, fermait les yeux et soufflait lentement le premier nuage bleu. Les femmes parlaient des enfants et riaient sans retenue. Parfois, au contraire, elles se rapprochaient l'une de l'autre avec des mines de conspiratrices pour échanger à voix basse des confidences qui semblaient les divertir beaucoup. Aucun doute que ces chipies nous taillaient un costard ! Mais leur sujet de conversation favori était la cuisine. Le regard brillant, Djamila détaillait ses recettes tunisiennes dans un français parfumé aux quatre épices qu'elle complétait par l'arabe quand les mots lui manquaient. Nous les hommes, on parlait, on parlait : la politique, les prix, le temps… les conneries habituelles, quoi.

Les clients étaient rares le soir. Quelques jeunes blacks genre rappeurs : jogging délavé, pompes de sport à semelles épaisses comme des pneus et casquette de travers. Ils s'engouffraient en coup de vent dans la boutique et faisaient le plein de canettes de bière qu'ils éclusaient aussitôt non loin du magasin, perchés sur le dossier du banc public le plus proche, en parlant bien fort et bien grave pour faire macho. Qui d'autre ?… une ou deux mémères à chien-chien qui sortaient faire pisser Kiki et en profitaient pour acheter une bricole pour le lendemain. Et puis des groupes de mômes, des tout petits, les yeux luisant de gourmandise. Le plus âgé tendait timidement quelques pièces en échange de sucreries. Mohamed ou Djamila se levaient à tour de rôle pour les servir et pour veiller au grain, car l'expérience leur avait appris à se méfier de ces clients en herbe. Leur technique de chipe était très au point : ils investissaient le magasin à sept ou huit et les plus grands faisaient diversion pendant que les petits en profitaient pour piocher à toute vitesse dans les bocaux de caramels. Il fallait drôlement avoir l'œil.

Des promeneurs nous saluaient en passant ; le plus souvent des couples d'un certain âge qui arpentaient lentement le trottoir bras dessus bras dessous pour profiter de la fraîche. Parfois, un passant s'arrêtait pour tailler une bavette. Aziz récupérait un casier à bouteilles et la terrasse s'enrichissait d'un invité. Le plus fidèle était "le pêcheur" : un vieux tunisien qui bossait la nuit sur les voies du métro et avait pris l'habitude de faire étape au magasin sur le chemin de son travail. Il n'attendait plus que la retraite pour s'en retourner vieillir doucement chez lui, à Djerba, avec son bateau et ses filets de pêche. C'était un type d'une gentillesse touchante. Il nous connaissait à peine, Annie et moi,  mais ne manquait jamais de nous rapporter un petit cadeau de chacun de ses voyages au pays : une paire de babouches ou une autre bricole. Brave pêcheur ! il parlait très mal le français et me tenait de longues conversations dont je ne saisissais pas le moindre mot. J'acquiesçais au petit bonheur d'un signe de tête pour ne pas le vexer et je voyais du coin de l'œil ce sacré Mohamed qui savourait la scène en douce, une main devant la bouche pour cacher son envie de rire.

Insensibles à notre désir de quiétude, les enfants d'Aziz et leurs copains jouaient bruyamment, se disputaient, se poursuivaient, entraient et sortaient sans cesse du magasin en hurlant, malgré les menaces de Djamila. De temps en temps elle poussait une gueulante en arabe, ou bien, quand l'un des pirates traversait son rayon d'action, elle balançait au jugé une taloche qui arrivait dans le vide. Les mômes avaient de l'entraînement.

Et puis il y avait ces moments de calme intense, en fin de soirée, où le temps semblait se figer. Pendant quelques instants, sans que rien ne puisse expliquer pourquoi, la vie s'arrêtait : aucune voiture… trottoirs déserts… pas le moindre bruit. Notre coin de rue était comme un vaisseau spatial suspendu entre deux mondes, hors du temps. Aziz fumait en silence, le regard dans le vague. Nous nous taisions aussi. Lui et Djamila étaient retournés dans leur île au soleil. Annie et moi rêvions aux nuits d'été de notre enfance, à notre ciel, à nos étoiles. À la terrasse, plus personne ne parlait. On était bien. Putain… qu'est-ce qu'on était bien !

Vers dix heures trente, Mohamed s'étirait en baillant. C'était le signal. Djamila rassemblait sa couvée, Annie rangeait les chaises et les casiers à bouteilles, j'aidais Aziz à rentrer les cageots de légumes, puis il enroulait l'auvent et fermait la boutique.

Et l'on regagnait la maison, à deux pas de là, apaisés, heureux, conscients d'avoir vécu quelque chose de précieux et de rare.

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Tout ça est bien loin maintenant. Il y a si longtemps !

Mais certains soirs, quand le moral est au gris, lorsqu'on est là, comme deux vieux imbéciles, à ne pas savoir quoi faire, on reparle de la terrasse… et ça nous fait du bien.

[1] Pain rond arabe

[2] Je précise l'adresse pour qu'il n'y ait pas d'erreur quand on mettra une plaque sur la maison : "Ici a vécu… etc."