Les surprises du téléphone

Au début des années quatre-vingt, j'habitais un pavillon du dix-neuvième arrondissement de Paris, dans l'un de ces tranquilles passages pavés au charme désuet que l'on appelle "villas" et qui fleurissent en grand nombre dans le quartier des Buttes Chaumont.

Tout près du parc des Buttes Chaumont – à mon avis le plus attachant de la capitale – se trouvait une petite rue sans grande personnalité, comme il y en a des centaines dans toutes les grandes villes : le genre de rue qui semble ne servir à rien d'autre qu'à y passer sans s'arrêter. Pourtant, le nom de la rue des Alouettes était connu de tous les artistes du spectacle de Paris, de France et d'ailleurs, car elle longeait les fameux studios de télévision des Buttes Chaumont.

Ces studios avaient été construits pour le cinéma à une époque où cette industrie semblait promise à un avenir radieux. Mais la crise du septième art ne les avait pas épargnés et seule leur reconversion pour la télévision leur avait évité d'être démolis. La Société Française de Production fut le dernier occupant de ce site légendaire avant sa fermeture définitive dans les années quatre-vingt-dix. On en fit des appartements ; et j'aime à m'imaginer que certains soirs, des habitants de l'immeuble regardent sans le savoir des images tournées à l'endroit précis où se trouve leur canapé.

Situé à quelques encablures de la rue des Alouettes, mon pavillon dépendait probablement du même central téléphonique, car dès l'installation de ma ligne, des appels à destination de la SFP commencèrent à atterrir dans ma salle à manger. Un rapide coup d'œil dans l'annuaire suffit à confirmer mes soupçons : à un chiffre près, ma ligne privée avait le même numéro que le standard des Buttes Chaumont.

Pourquoi n'ai-je pas demandé à changer de numéro ? sans doute par négligence ou par paresse. Mais peut-être ne tenais-je pas vraiment à en changer ! je suppose que la perspective d'avoir de temps en temps une grande vedette du show-biz au bout du fil ne m'était pas désagréable, même si c'était à la suite d'une erreur.

En fin de compte, ces erreurs se révélèrent moins fréquentes que je ne m'y attendais : deux ou trois par mois tout au plus. À chaque appel, je m'efforçais d'identifier la voix de mon interlocuteur, toujours en vain ! En deux ou trois occasions seulement, il me sembla reconnaître telle ou telle personnalité du spectacle, mais le dialogue d'une communication consécutive à une erreur de numéro est par définition assez bref, et les quelques mots échangés ne me laissèrent jamais le temps d'identifier mon correspondant avec certitude.

Une fois, une seule fois, cette satisfaction puérile faillit m'être accordée. Annie me la souffla sous le nez en décrochant le combiné avant moi. Elle fit montre à cette occasion d'un tel toupet pour faire parler son interlocuteur le plus longtemps possible que la chose mérite d'être racontée.

    Ouiii ?

Après cette entrée en matière longue et modulée qui lui est habituelle, je vis ses sourcils se froncer aux premiers mots de son correspondant. Puis son visage s'illumina comme sous l'effet d'une révélation, et elle se mit à me faire des signes désordonnés en même temps qu'un tas de grimaces dont le sens m'échappait totalement. Devant mon incompréhension manifeste, elle couvrit le combiné de sa main et articula dans un souffle :

    Mets le haut parleur ! vite !

Je pressai le bouton et une voix identifiable entre cent mille emplit la pièce :

    Allo !… s'il vous plaît… allo !…

C'était une voix très grave, avec un timbre légèrement acide et quelque chose qui se brisait à la fin des mots. La diction était d'une précision chirurgicale, chaque mot découpé au laser, chaque syllabe nettement détachée de la précédente. Quiconque avait entendu cette voix ne pouvait plus l'oublier. Impossible de ne pas l'associer à un visage d'aigle, des yeux sombres qui se vrillaient dans ceux du spectateur, une tête toujours légèrement penchée sur le côté, une expression d'une ironie inquiétante et un profil à la Louis onze où le nez se taillait la part du lion !

Pour l'heure, le personnage en question commençait à s'impatienter :

    Allo ! vous m'entendez ?

    Euh… pardon monsieur ! Je vous écoute.

    Ah quand même ! je disais : vous êtes bien le studio des Buttes Chaumont ?

    Absolument, répondit Annie sans l'ombre d'une hésitation. Vous désirez ?

Je la regardai sans comprendre, éberlué par son aplomb. Pourquoi mentait-elle ? Où cette chipie voulait-elle en venir ? Je tentai de formuler une objection à voix basse, mais elle m'imposa le silence d'un signe sans équivoque.

    Voulez-vous me passer le poste 34-22, s'il vous plaît !

    Le poste 37-22, oui…

    Non ! 34-22 ! tren-te-qua-tre, articula la voix en séparant bien chaque syllabe.

    Ah  pardon ! Donc, vous demandez le 34-22.

    C'est ça mon petit, c'est ça.

Le malheureux devait se figurer qu'il était tombé sur la standardiste la plus tarée de Paris. Connaissant bien ma femme, je commençais à comprendre pourquoi elle agissait ainsi. Mais j'avais honte pour elle ; je me sentais horriblement gêné. Comment pouvait-on se mettre dans des situations pareilles !

Cependant, consciente de ce que sa plaisanterie avait d'incongru, Annie prit le parti de ne pas la prolonger. Et là, il faut vraiment lui rendre hommage, car au lieu de raccrocher lâchement comme aurait fait n'importe quel mauvais plaisant, elle choisit de s'expliquer, quitte à se faire traiter de tout.

    Allo…

    Ah ! bonjour Béatrice !  C'est Henri. Je…

    Pardon monsieur ! l'interrompit-elle, je ne suis pas Béatrice.

    Elle n'est pas là ? à qui ai-je l'honneur ?

    C'est la dame qui vous a répondu tout à l'heure. Je ne peux pas vous passer le poste que vous m'avez demandé… ni aucun autre poste, d'ailleurs.

Il y eut un soupir, puis la voix murmura :

    Pourquoi ?

Le ton empreint de résignation en disait plus long que le mot lui-même. Ce n'était pas : « Pourquoi ne pouvez-vous pas me passer ce poste ? », mais plutôt : « Pourquoi des choses pareilles n'arrivent-elles qu'à moi ? ».

    Parce que… euh… (elle hésita un instant puis se jeta bravement à l'eau) parce que vous avez composé un faux numéro. Je suis désolée. Vous n'êtes pas au studio des Buttes Chaumont mais chez un particulier.

    Ecoutez chère madame ! j'aimerais bien comprendre…

Le ton avait totalement changé. On n'y décelait plus ni humeur ni résignation, mais seulement une profonde curiosité. Il était clair que l'interlocuteur d'Annie était intrigué par cette scène burlesque digne d'une pièce de boulevard, et qu'il tenait à en connaître le fin mot.

Il poursuivit :

    J'aimerais bien comprendre pourquoi vous m'avez affirmé que j'étais au studio !

    Eh bien je vais vous le dire, monsieur Virlojeux [1] !

   

    Je vous ai reconnu immédiatement parce qu'il n'y a pas deux voix comme la vôtre. Alors comme j'adore vous entendre parler et que je vous tenais au bout du fil, j'ai décidé d'en profiter un peu. Voilà, c'est aussi bête que ça. Pardonnez-moi de vous avoir fait perdre votre temps !

Il y eut un instant de silence, puis un rire homérique éclata à l'autre bout du fil.

Henri Virlojeux assura Annie qu'il lui pardonnait d'autant plus volontiers que sa réaction ne pouvait que flatter sa vanité de comédien. Puis il prit congé et la laissa raccrocher la première, comme font les messieurs bien élevés lorsqu'ils téléphonent à une dame.

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S'il est rare d'être appelé par une célébrité suite à une erreur de numéro, il est encore plus rare de se retrouver en communication avec le Président de la République en personne en cherchant simplement à joindre son garagiste.

C'est pourtant l'aventure qui arriva à une inconnue au début des années soixante-dix. Cette histoire amusante fut largement relatée dans plusieurs magazines de l'époque, et je la reconstitue ici de mémoire, avec sans doute au niveau des détails quelques inexactitudes qu'on voudra bien me pardonner.

Pour être Président de la République Française, on n'en est pas moins homme. Comme la majorité de ses compatriotes, le Président a en général une épouse, des enfants, une famille, et il tient naturellement à ce que ses proches puissent le joindre en cas d'urgence, où qu'il soit, et à tout moment. De nos jours, le problème ne se pose plus grâce au téléphone portable. Mais il y a quelques dizaines d'années, c'était une autre paire de manches. Fort heureusement, le premier citoyen de l'état jouit de quelques privilèges dont il aurait tort de ne pas profiter.

Le président Georges Pompidou disposait donc d'une ligne téléphonique privée qui le suivait partout lors de ses déplacements. Où qu'il se trouve sur le territoire national, le service des Postes et Télécommunications installait devant lui un combiné dont le numéro était toujours le même, et que seuls ses proches connaissaient.

Mais pour être secret, ce numéro n'en existait pas moins, et n'importe qui pouvait le composer par hasard ou par erreur !

C'est ce qui arriva un mercredi matin en plein conseil des ministres : la sonnerie du fameux téléphone retentit au beau milieu de la séance. Georges Pompidou s'excusa d'un signe et le silence se fit pendant qu'il décrochait.

    Allo…

   

    Bonjour madame !

   

    Ah… non madame ! (le président pencha légèrement la tête sur le côté et sourit aimablement comme si son interlocutrice pouvait le voir) je suis désolé, mais vous n'êtes pas au garage de la rue de Ponthieu.

   

    Pardon ?

   

    Effectivement ! vous avez composé le bon numéro, mais c'est le mien. Pas celui du garage !

   

    Ah… non madame ! (le ton du président était toujours patient mais ses doigts commençaient à pianoter sur son sous-main) je suis navré, mais je ne peux pas vous renseigner. Je ne connais pas le numéro du garage de la rue de Ponthieu.

   

    Je… pardon ? que je vous dise qui je suis ?…

Il regarda les ministres, les yeux pétillants de malice, et enchaîna dans un large sourire :

    Madame, pardonnez-moi mais je ne peux pas vous dire qui je suis. Parce que je vous jure que si je vous le disais… vous ne me croiriez jamais !

Et toujours hilare, il raccrocha après une formule de politesse, devant les ministres et les secrétaires d'état qui s'amusaient beaucoup.

Le conseil se poursuivit dans une ambiance très détendue.

[1] Henri Virlojeux : grand comédien, disparu en 1995.