Comment j'ai gagné un poète

pour toute une journée

Même en se surveillant bien, même avec des années d'expérience, même avec beaucoup de bonne volonté, il est impossible de dire uniquement des conneries.

Personne n'est à l'abri. On ne se méfie pas, et puis soudain des mots lumineux nous échappent ; les mots s'unissent, l'idée se cristallise et engendre une pensée scintillante, un diamant.

Entendons-nous bien ! je ne parle pas de la brillante tirade que fait mine d'improviser l'invité d'une émission télévisée alors qu'il la prépare depuis trois semaines. Ça, c'est à la portée de tout le monde.

Non. Je parle de la formule spontanée, de l'éclair de génie qui foudroie l'auditoire. On est là, englué dans une conversation quelconque, à débiter autant de platitudes que les autres, et soudain c'est le déclic ! Il suffit d'un rien pour le provoquer : un mot, une image, une association d'idées… alors on ouvre la bouche et les autres s'apprêtent à entendre une banalité de plus.

Mais on prononce quelques mots… juste quelques mots simples, qui font une synthèse parfaite du sujet, le magnifient, lui donnent un sens jusque là insoupçonné et une conclusion flamboyante !

Après ça, il n'y a plus qu'à tirer l'échelle. Les autres ne peuvent rien ajouter. Ils sont anéantis. Pour paraître beaux joueurs, il est possible qu'ils nous complimentent pour notre pertinence, mais il ne faut pas s'y tromper : ils ont été ridiculisés et, consciemment ou non, ils nous haïssent. Même s'ils sont nos amis !… Surtout s'ils sont nos amis !

Fort heureusement, ça n'arrive pas tous les jours. En soixante ans, ça ne m'est pas tombé dessus plus de trois ou quatre fois. Je les ai toutes oubliées.

Toutes sauf une ! Il y a longtemps, une nuit, une petite phrase m'est venue comme ça, sans prévenir ; une bien jolie petite phrase. Je l'ai dite à un poète et il l'a aimée. Et j'ai gagné le poète pour toute la journée suivante.

Chouette, non ?

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Au milieu des années soixante-dix, j'étais pianiste au Chais : un célèbre restaurant de Bordeaux. On m'a dit qu'il existait toujours. J'imagine qu'il a beaucoup changé depuis les années où Vivi y régnait.

Vivi était une institution, une nature, un tempérament… un personnage qu'il suffisait de rencontrer une seule fois pour ne jamais l'oublier ! Il était Le Chais à lui tout seul : propriétaire, directeur, cuisinier, animateur, maître d'hôtel, sommelier… les clients ne venaient pas dîner au Chais, ils venaient "chez Vivi".

À l'époque, le Chais était l'un des rares restaurants de Bordeaux où l'on pouvait se faire servir à une heure du matin sans avoir réservé. Aussi était-il tout naturellement le point de chute des artistes de passage qui venaient dîner là après leur spectacle. Pendant les deux ou trois ans où j'y ai sévi, j'ai vu défiler au Chais une bonne partie du monde de la chanson et une ribambelle d'autres célébrités de tous les milieux.

C'est ainsi qu'un soir, Raymond, un patron de cabaret, débarqua avec la vedette de son spectacle : Bernard Dimey.

Vivi était heureux comme un enfant devant un nouveau jouet. Quelques mois plus tôt, en passant dans le quartier où se trouvait le cabaret de Raymond, il y était entré pour boire le verre de l'amitié. D'un verre au second il n'y a qu'un pas, le troisième n'est jamais loin et les autres suivent. Si bien qu'il était toujours là au début du spectacle, lorsque Raymond annonça Bernard Dimey. Vivi s'attarda un peu, juste histoire de voir ce que valait réellement ce bonhomme dont la plupart de ses amis paraissaient entichés.

Une heure plus tard, il était ému jusqu'aux tripes et avait définitivement rejoint les rangs des inconditionnels du poète.

Avant de repartir, il mit en œuvre tout son charme et, avec l'aide d'un petit verre de Pape Clément 66, il n'eut aucun mal à arracher à Bernard la promesse de venir dîner au Chais lorsqu'il repasserait chez Raymond.

Ce jour était arrivé.

Les derniers clients étaient partis et nous nous apprêtions à nous mettre à table ; "nous", c'est à dire Vivi, les serveurs, les musiciens et tout le personnel. Nous dînions ainsi chaque soir vers une heure du matin. C'était le meilleur moment de la soirée : celui où les copains passaient nous voir et partageaient notre repas.

Raymond entra, avec cette allure triomphale à la Jules Berry qui lui était habituelle. Bernard l'accompagnait, un peu intimidé. Je ne le connaissais physiquement que par des affiches qui devaient dater de quelques années. Depuis, ses cheveux et sa barbe avaient copieusement poussé et lui donnaient un faux air de Père Noël, avec le tour de taille en rapport.

Je dois avouer que je savais peu de choses de lui, hormis tout le bien que m'en disaient ceux qui le connaissaient. J'avais entendu Mémère, que chantait son ami Michel Simon, Mon truc en plumes, popularisé par Zizi Jeanmaire, et puis bien sûr, comme tout le monde, le délicieux Syracuse si joliment mis en musique par Henry Salvador. En somme – et comme beaucoup de gens le croient encore aujourd'hui –, j'étais persuadé que Bernard Dimey était juste un auteur de chansons à succès. Quelle erreur ! j'allais découvrir une œuvre d'une densité insoupçonnée, un univers poétique bouleversant. Plus d'un quart de siècle après cette révélation, je n'en ai exploré qu'une toute petite partie et je n'aurai sans doute jamais le temps d'aller au bout du chemin magique que Bernard a tracé.

Durant le repas, il n'eut guère l'occasion de s'exprimer. Il se contenta de répondre aimablement aux questions qu'on lui posait, sans tenter de monopoliser l'attention. J'ai l'impression qu'il restait sur une certaine réserve lorsqu'il ne connaissait pas bien ses interlocuteurs. Un peu comme Brassens.

À la fin du repas arriva le moment inévitable où Vivi demanda à Bernard Dimey s'il acceptait de nous dire quelques poèmes. Bernard ne se fit pas prier. Je suppose qu'il s'était résigné depuis belle lurette à ne pouvoir participer à une quelconque réunion sans qu'on lui demande de s'exécuter.

Vivi fit cesser les derniers bavardages et Bernard commença. Je l'entends encore comme s'il était près de moi : une voix tantôt basse, tantôt incroyablement gamine, avec un timbre un peu voilé et des moments où elle se brisait, comme chargée de trop d'émotion. J'ai souvent entendu des poèmes de Bernard dits par d'autres : les mots sont les mêmes mais il leur manque cette voix si particulière. J'ai bien peur que – comme pour Sacha Guitry – personne ne puisse jamais servir l'œuvre de Bernard Dimey aussi bien qu'il ne l'a fait lui-même.

Et les vers succédaient aux vers. Bernard mêlait avec art le français le plus pur aux expressions populaires, à l'argot, ne dédaignant pas quelques grivoiseries. Peu lui importait l'aval de l'Académie Française ! seule comptait la musique des mots.

Je pleurais. Je n'y peux rien, c'est comme ça. Le beau me fait toujours pleurer : que ce soit l'air de Rosine par Berganza, un break de Satchmo, un paysage de montagne… j'y vais de ma petite larme. À plus forte raison lorsqu'un grand poète dit ses vers rien que pour moi ! enfin presque.

Vivi et Raymond avaient les yeux brillants, eux aussi ; et l'on voyait bien que le Dom Pérignon n'en était pas responsable. D'autres profitaient de l'intervalle entre deux poèmes pour se moucher, en croyant utile d'ajouter : « saleté de rhume ! ».

Quelle choc ! je découvrais la poésie de Bernard Dimey d'un seul coup. Je la prenais en plein cœur et c'était si fort que c'en était à peine supportable.

Je comprends mieux depuis ce soir là ce que voulait dire Patachou en déclarant au cours d'une interview : « Le public a découvert Brassens chanson après chanson, disque après disque ; il a eu le temps d'encaisser le choc. Mais moi, Brassens, je l'ai pris d'un seul coup en pleine poire, en trois heures, une nuit de cinquante et un… d'un seul coup ! ».

Bernard enchaîna Ivrogne, Le Lux Bar, Les Folles, Le Chauffeur de Taxi, Les Enfants de Louxor, C'est Noël… nous étions assommés. Parmi nous, il y en avait deux ou trois qui auraient certainement juré leurs grands dieux, quelques heures plus tôt, qu'ils n'avaient rien à fiche de la poésie, que ça leur passait au dessus de la tête… et ils étaient là, comme les autres, penchés en avant, silencieux, attendant la suite, avec des yeux qui disaient « encore ! ».

Alors le poète nous en donnait encore. Nous n'en avions jamais assez. Nous étions comme des ivrognes qui réclament toujours un autre verre. Et Bernard Dimey nous le servait.

La nuit était bien avancée quand Vivi réalisa que Bernard n'aurait jamais le cœur de nous refuser un poème de plus.

    Bon, les enfants, soyons raisonnables ! Bernard a voyagé, il a fait son spectacle chez Raymond, il y repasse demain, et nous on est là comme une belle bande d'égoïstes à l'empêcher d'aller se coucher. Maintenant il faut arrêter !

Bernard Dimey adressa un sourire de reconnaissance à Vivi. Tout le monde applaudit… mais personne ne bougea de sa chaise ! Réalisant que les choses ne seraient pas si simples, Bernard proposa un compromis :

    Vivi à raison. Je suis un peu fatigué. Alors je vais vous en dire juste un autre, un tout dernier. Mais pas n'importe lequel !

Il fouilla dans une poche intérieure de sa veste et en sortit un petit carnet vert.

    Voilà ! Ce sont des textes que mon éditeur ne doit publier qu'après ma mort.

    Comme Chateaubriand pour les Mémoires d'outre-tombe ? questionnai-je stupidement.

    Si tu veux, répondit Bernard en riant. Puis, s'adressant à tout le monde : je ne les dis jamais en public. Seulement en privé, pour les amis.

Nous étions ravis. Non seulement le poète nous comptait au rang de ses amis, mais en prime il nous faisait l'honneur d'un inédit.

Bernard feuilleta quelques instants le carnet puis arrêta son choix. Nous ne respirions plus.

Et les mots montèrent vers les vieilles poutres. Les vers s'unissaient les uns aux autres et leurs syllabes s'enchaînaient en une musique éblouissante, dans le rythme immuable des alexandrins.

C'était d'une beauté à couper le souffle. J'ai oublié le titre du poème. Bernard y parlait comme s'il était déjà mort. Il faisait un retour sur son enfance, sa jeunesse, ses faiblesses, ses amours, ses bêtises… Il y dressait avec une tendresse infinie le bilan de ce qu'il pensait avoir fait de mal, en demandait pardon, et tentait malgré tout de s'en justifier avec une maladresse un peu feinte et des arguments d'une candeur affectée, d'une mauvaise foi si gauche qu'elle en devenait pitoyable. On ne pouvait que lui pardonner.

Mon Dieu, que c'était beau ! J'en frissonne encore.

Le dernier vers s'envola dans la lumière poudreuse des chandelles.

Il n'y eut pas de bravos. Personne ne pouvait prononcer un mot. Certains fermaient les yeux, d'autres regardaient ailleurs pour cacher leur trouble. Vivi, les bras croisés, fixait le vide d'un air égaré. Seul Raymond ne craignait pas d'afficher son émotion et se torchait les paupières du revers de la main en reniflant bruyamment.

C'est à cet instant que je fus frappé par la grâce.

J'étais assis à côté du poète, juste à sa droite. Je posai ma main sur son bras et il se tourna à demi vers moi. J'essayais de voir ses yeux pour mieux lui dire les belles choses qui me venaient, mais les flammes des chandelles se reflétaient sur ses lunettes et me cachait son regard.

    Bernard, je voudrais te dire… je te connais depuis deux heures à peine… et je te regrette déjà.

Un sourire l'illumina. Il se pencha vers moi et me souffla de sa bonne voix chaude :

    C'est très beau ce que tu viens de dire, tu sais ! je te remercie.

Il paraissait ému et heureux.

Et là – j'en ai un peu honte – me vint l'idée de profiter lâchement de sa bonne disposition à mon égard.

    Dis ! demain midi, tu déjeunes où ?

    Un petit restau sur les quais, du côté de la bourse.

    Écoute ! j'habite au Bouscat, près de la barrière du Médoc. Ce n'est pas très loin. Ça me ferait vraiment plaisir que tu viennes déjeuner à la maison demain.

Il marqua une légère hésitation.

    Euh… d'accord ! moi aussi ça me ferait plaisir. Mais pas trop tôt, s'il te plaît ! Il faut que je dorme.

Voilà comment, grâce à une petite phrase, j'ai gagné un poète pour la journée du lendemain : une journée magique, inoubliable ! Je la raconterai peut-être… une autre fois.

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Ce matin, je repense à tout ça, et je sens le cafard qui s'installe. Ai-je réellement vécu des moments d'une telle richesse ? ai-je vraiment rencontré tous ces gens merveilleux ?

Il y a si longtemps ! j'avais trente-trois ans… l'âge du Christ !

Aujourd'hui, j'en ai soixante, et je suis seul dans un petit deux pièces du douzième arrondissement. Il n'y a plus en face de moi qu'un ordinateur stupide qui ne m'adresse la parole que pour me dire qu'il ne veut pas faire ce que je lui demande. Le ciel est maussade. Ce sera un triste dimanche.

Bernard Dimey est mort… Vivi est mort…

Je suis fatigué.