L'enfant qui léchait les bateaux

C'était un garçon de dix ans maigre comme une araignée de mer. Il était trop grand pour son âge, et si efflanqué qu'il paraissait comme embarrassé de ses membres tout en longueur. Il faisait penser à ces poulains nouveau-nés dont les jambes grêles se dérobent sous eux lorsqu'ils essaient de se mettre debout.

La comparaison n'est pas fortuite car cet enfant tombait souvent, comme en témoignaient ses genoux couronnés d'égratignures et le raccord de sparadrap dont son père avait sommairement réparé la branche brisée de ses lunettes. Non pas qu'il eût la moindre difficulté à se tenir debout, mais il était clair que courir lui posait problème ; à partir d'une certaine allure, il finissait invariablement par s'emmêler les jambes et s'affalait dans la caillasse. Chez lui, on tenait toujours un flacon de mercurochrome à portée de main.

Habillé de vêtements adaptés à sa trop grande taille, sa constitution fluette faisait qu'il y flottait largement et semblait toujours accoutré des effets d'un grand frère ; impression renforcée par le port du pantalon court – on ne parlait pas encore de "short" – que sa mère jugeait approprié à l'âge de l'enfant comme au climat, mais que lui détestait, conscient qu'il était de l'aspect ridicule de ses cuisses maigres se balançant comme des battants de cloches dans les ouvertures trop larges de sa culotte.

Il avait un visage étrange, avec une expression de suprême dédain qui mettait les gens mal à l'aise et lui valait des inimitiés spontanées. Il toisait le monde d'un regard méprisant, le menton haut, les lèvres serrées, les yeux réduits à deux minces fentes derrière ses lunettes.

Pourtant il ne le faisait pas exprès ; c'était son expression naturelle. Il ne méprisait personne. Au contraire, il aurait aimé se faire plus d'amis ; il en avait peu et se sentait rejeté. Il avait fini par en prendre son parti : il n'était pas un garçon comme les autres. Les autres se battaient, lui n'aimait pas la bagarre. Les autres jouaient au foot, lui détestait le ballon. Les autres couraient, lui tombait.

Pour commencer, il n'aimait pas son prénom. Il était le seul de son école à le porter et cela suffisait à le désigner aux railleries des élèves. Tous les enfants le savent : à l'école, à moins d'avoir les moyens de se faire respecter, il vaut mieux se fondre dans la masse ; se distinguer n'apporte que des ennuis !

Et s'il ne s'agissait que de son prénom ! Il portait aussi des lunettes, fait rarissime à cette époque pour les enfants de son âge. Cette singularité jointe à sa maigreur n'avait pas tardé à lui valoir un sobriquet humiliant : "serpent à lunettes" ! Il ne répondait rien mais en était blessé.

Pour couronner le tout, il louchait ; et pas qu'un peu ! C'était même pour cette raison qu'on l'avait affublé de ces maudites lunettes.

Bref, sa mère avait beau le coiffer chaque matin d'une belle raie sur le côté, il n'était pas un beau petit garçon et il le savait. Comment aurait-il pu l'ignorer quand tous les miroirs le lui répétaient !

À son dernier Noël, il avait reçu un livre de la bibliothèque Rouge & Or : les contes d'Andersen. L'enfant s'était senti concerné par l'histoire du vilain petit canard. La conclusion du récit l'avait laissé ravi et perplexe : ravi du triomphe final du caneton persécuté, et perplexe parce qu'il ne pouvait pas croire qu'on puisse devenir beau en grandissant. Ce sont des choses qui n'arrivent que dans les contes.

Sa mère sentait bien qu'il fallait aider son petit. Les mères sentent toujours ces choses-là. Alors elle essayait de le consoler sans en avoir l'air. Elle disait parfois devant lui :

    C'est fou ce qu'il ressemble à son arrière grand-père ! Regardez la photo qu'il y a dans la salle à manger ! C'est son portrait tout craché.

Et la grand-mère ajoutait invariablement :

    Ah, c'était un bel homme, son arrière grand-père !

L'enfant allait dans la salle à manger, regardait la photo et ne se sentait pas vraiment rassuré d'être comparé à ce bisaïeul chauve et moustachu. Pourtant, sa mère n'avait pas tort : l'air de famille entre l'ancêtre et son arrière petit fils était indéniable, en particulier dans l'allure hautaine et les yeux à peine entrouverts. Mais le garçon ne voyait que ce crâne luisant et cette moustache à la Clemenceau. Fallait-il vraiment qu'il ressemble à ça plus tard ?

Ce n'était pas qu'il fût d'un naturel mélancolique, loin de là ! Il aimait rire et ne s'en privait pas. Sa famille le choyait, il ne manquait de rien et avait même trois ou quatre bons camarades. En vérité, c'était l'école qui le tourmentait : la plupart des autres garnements le tenaient pour quantité négligeable et ne lui adressaient la parole que pour se moquer de lui. Il ne répondait rien, se laissait malmener par lâcheté et se méprisait pour ça. Comme il était trop fier pour s'en plaindre, personne chez lui ne pouvait soupçonner ce qu'il endurait.

Alors l'enfant se réfugiait dans la lecture. Il lisait tout ce qui pouvait se lire. Il lisait en permanence, par réflexe, sans en avoir conscience. Pour lui, le sens des mots était d'une importance secondaire. De l'annuaire du téléphone aux panneaux routiers, en passant par le mode d'emploi d'une machine à coudre, une recette sur un paquet de pâtes, les enseignes de magasins, les indications d'un wagon de marchandises (40 hommes debout ou 8 chevaux en long), la notice d'un sachet de rustines, les pierres tombales, les consignes d'entretien d'un moteur… tout lui paraissait bon à lire. Il suffisait que ce fût écrit.

Un dimanche midi, au café où il avait accompagné son père – et pendant que les grands buvaient l'anisette –, il s'était juché sur un guéridon pour déchiffrer l'affichette de la Loi sur la répression de l'ivresse publique. Le mot LOI, centré en lettres majuscules bien grasses avait attiré son attention, et il n'avait pu s'empêcher d'essayer de lire les petits caractères. Absorbé par son déchiffrage, il avait soudain pris conscience d'une baisse sensible du brouhaha des conversations. L'enfant s'était retourné ; tout le monde le regardait ! Un ami de son père avait lancé au patron :

    Oh dis, Luciani ! tu pourras plus dire qu'y a personne qui la lit, ta loi sur les ivrognes.

Il était redescendu de sa chaise au milieu des rires, rouge de honte. Même les grands se moquaient de lui !

Le plus étrange, c'est que cette boulimie de lecture n'était motivée ni par la soif d'apprendre ni par la curiosité. Certes, il apprenait, mais c'était sans le vouloir. Pour lui, la lecture était un besoin vital, comme manger ou faire pipi. D'ailleurs il pouvait parfaitement penser à autre chose en lisant, ou même parler en même temps. Ses yeux lisaient ; pas lui !

Et quand il ne lisait pas, il rêvait.

Plusieurs fois par jour, il partait en voyage au delà des nuages, de l'autre côté de l'arc-en-ciel. Il restait silencieux de longues minutes, les yeux presque clos, immobile, loin de tout. Doté d'une imagination sans limites, il s'inventait des aventures héroïques où il tenait toujours le beau rôle.

Si sa maîtresse d'école le grondait, il se voyait aussitôt lui sauvant la vie d'une poussée intrépide alors que la malheureuse était sur le point de se faire écraser en traversant la rue. Assise par terre, décoiffée mais sauve, la pauvre femme bredouillait des remerciements émus, et il voyait bien dans ses yeux éperdus de reconnaissance qu'elle regrettait de l'avoir si mal jugé jusque là. Il assurait avec grandeur qu'il ne lui en voulait pas et qu'il n'avait fait que son devoir. À dater de ce jour, leurs relations changeaient du tout au tout. En classe, elle osait à peine le regarder de peur de trahir devant les autres élèves le profond attachement qu'elle éprouvait pour ce garçon courageux à qui elle devait la vie.

Qu'une grande brute vienne à le bousculer à la récréation, il s'isolait dans un coin de la cour et imaginait une scène terrible. Il faisait face au malappris, tous les muscles en alerte, tel un fauve prêt à bondir, et lui demandait d'un ton faussement calme, en remuant à peine les lèvres, s'il tenait absolument à avoir des ennuis. Le plus souvent la seule menace contenue dans son regard d'un magnétisme insoutenable suffisait à faire perdre pied à l'insolent qui s'excusait platement. Mais si, aveuglé par la rage, l'insensé persistait dans son attitude hostile, alors notre héros se voyait forcé – à son grand regret – d'user d'autres moyens. Avec une rapidité qui laissait les témoins de l'altercation bouche bée, il utilisait une prise secrète de son invention qui envoyait l'autre s'écraser à trente mètres de là, contre un mur de l'autre côté de la cour. Puis, d'un pas tranquille, il allait s'asseoir sur un banc, dans un silence respectueux, indifférent aux regards d'admiration que lui jetaient les autres élèves ; surtout ceux qui avaient l'habitude de le harceler et réalisaient soudain avec un effroi rétrospectif qu'ils l'avaient échappé belle ! Il était clair que si ce garçon n'avait jamais riposté jusque là, c'était par pure bonté d'âme ; simplement parce qu'il craignait de ne pouvoir contrôler sa force !

Quant aux petites filles de son âge, il va sans dire qu'elles étaient toutes éperdument amoureuses de lui ! Si aucune d'elles ne semblait lui accorder la moindre attention, c'était seulement pour ne pas trahir des sentiments qu'une pudeur touchante leur interdisait de montrer. Les plus fines allaient même jusqu'à faire semblant de se moquer de lui pour donner le change. Le garçon préférait en rire. Il n'était pas dupe de leur manège et savait parfaitement à quoi s'en tenir !

Comme il n'était pas égoïste, il faisait largement profiter son entourage de son imagination débridée. En d'autres termes, cet enfant était plus menteur qu'un marchand de voitures d'occasion.

Cependant, ses mensonges étaient rarement préjudiciables à autrui car il ne mentait pas pour son propre intérêt. Par exemple, il ne lui serait jamais venu à l'idée de mentir pour faire accuser un camarade d'une faute qu'il avait lui-même commise. Non. Lui, il mentait pour l'amour de l'art, pour le pur plaisir de faire gober des histoires invraisemblables à ses victimes. À l'instar des escrocs professionnels, il avait remarqué que plus une histoire paraissait incroyable, plus elle était susceptible d'être crue. Aussi bâtissait-il des mensonges somptueux à multiples rebondissements qu'il servait sans sourciller à un auditoire pourtant prévenu de sa fâcheuse propension à débiter des sornettes. Le comble de la délectation était atteint quand il lisait dans le regard de son interlocuteur : « d'habitude il est menteur, mais ça c'est sûrement vrai ; parce qu'un truc pareil, il n'a pas pu l'inventer »… Dans ces moments-là, il buvait du petit lait.

Ces quelques travers mis à part, c'était un enfant doux et placide, qui ne posait problème à personne pourvu qu'on lui donne un livre et une chaise.

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Un été sur deux, toute la famille traversait la Méditerranée pour rendre visite aux multiples tantes, belles sœurs et cousins éparpillés un peu partout en France métropolitaine.

Deux compagnies aériennes assuraient un service régulier entre l'Algérie et les principales villes de France ; mais à cette époque, l'avion était encore un moyen de transport coûteux et – il faut bien l'avouer – un peu inquiétant. Un oncle du garçon avait coutume de déclarer :

    Je préfère le bateau à l'avion parce que je sais nager mais je ne sais pas voler.

L'enfant embarquait donc tous les deux ans avec ses parents et sa petite sœur dans l'un des paquebots qui assuraient la liaison entre Alger et Marseille. Bien qu'il fût impatient de voir un avion de près (comme il en exprimait souvent le désir), il s'accommodait très bien du voyage par mer car les bateaux exerçaient sur lui une fascination au moins égale à la passion qu'il éprouvait pour les aéroplanes.

Ces petites traversées d'une vingtaine d'heures lui paraissaient l'aventure la plus exaltante qui soit. À peine arrivé sur le quai d'embarquement, il dévorait des yeux chaque détail du navire, s'extasiait de ses dimensions, comptait les hublots, les ponts, les mats, les manches à air, s'étonnait du nombre des rivets de la coque et s'émerveillait de mille autres choses. Il n'avait pas les yeux assez grands pour tout voir. Il courait dans tous les sens, parlait sans cesse, posait des rafales de questions sans attendre les réponses, incitait ses parents surchargés de bagages à presser le pas et ne parvenait qu'à se faire rabrouer. À l'approche de l'embarquement, cet enfant d'ordinaire si calme s'excitait au point d'en devenir insupportable.

Une fois à bord, son impatience ne connaissait plus de limites. Il prenait à peine le temps de repérer le numéro et l'emplacement de la cabine familiale, et pfft !… il disparaissait. Son père et sa mère ne s'en inquiétaient pas ; ils le savaient prudent et se résignaient à ne plus le revoir qu'à l'heure des jeux de pont, de la séance de cinéma ou des repas. Le reste du temps, il arpentait chaque coursive, chaque escalier, chaque pont, et s'efforçait par jeu de mémoriser le moindre détail du navire. En fin de journée, il n'y avait guère que le commissaire de bord qui pût se vanter de connaître le paquebot aussi bien que ce garçon.

Ses parents et sa petite sœur prenaient autant de plaisir que lui à ces traversées. Sa mère déclarait parfois :

    Le bateau, ça fait partie des vacances. Quand on revient en avion, les vacances finissent au moment où l'on monte dans l'avion. Tandis qu'en bateau, les vacances continuent jusqu'à l'arrivée à destination.

Toute la famille approuvait ce postulat à l'unanimité sans se poser la question de savoir sur quels mystérieux critères la jeune femme appuyait son affirmation. Tout le monde savait pourtant que son expérience de l'aviation se limitait en tout et pour tout à un baptême de l'air d'un quart d'heure.

Cependant, le gamin partageait l'avis de sa mère. Il était fasciné par les avions en tant que machines volantes, mais s'inquiétait beaucoup des horreurs qu'il avait entendu raconter à propos des voyages aériens. La vision qu'il s'en faisait était pour le moins approximative, car essentiellement basée sur les inventions et les vantardises de camarades ayant déjà pris l'avion et désireux d'épater la galerie par des récits effrayants où ils s'étaient illustrés par leur sang froid et leur mépris du danger. Ainsi, l'enfant ne se représentait les passagers qu'étroitement sanglés sur les sièges inconfortables d'une cabine obscure, vomissant tripes et boyaux à chaque "trou d'air", dans l'impossibilité de communiquer à cause des vibrations, du vacarme des moteurs et des hurlements de panique, et ne parvenant à surmonter leur angoisse qu'à la vue du sourire rassurant de l'hôtesse en train de distribuer les parachutes. Et encore ne s'agissait-il là que des conditions d'un voyage ordinaire ! Cette vision optimiste ne tenait pas compte des incidents qu'on lui avait décrits comme très courants : le réservoir d'essence qui fuyait plus ou moins, le pilote au bord de l'évanouissement suite à un malaise, les moteurs qui s'enflammaient pour un oui pour un non, etc.

Non. Décidément, il préférait le bateau. Les splendeurs de la mer exaltaient ses rêves : le bleu profond de la Méditerranée, les dauphins bondissant hors de l'eau, l'odeur grisante de l'air marin, l'essaim des mouettes bavardes qui suivaient le navire, les mailles que dessinait l'écume glissant le long de la coque, le bouillonnement tumultueux de l'hélice, les petits matins brumeux, la plainte grave de la sirène à vapeur, le vent chargé d'embruns salés, les couchers de soleil beaux à serrer le cœur, le frémissement rassurant des machines, la phosphorescence du sillage au clair de lune… tout l'enchantait.

L'enfant avait fait une découverte extraordinaire : les bateaux ne se contentaient pas d'avoir des formes et des couleurs, ils avaient aussi un goût.

Oui, un goût ! il suffisait de les lécher pour s'en rendre compte.

Il était persuadé que depuis le commencement des temps, personne ne s'en était avisé avant lui. Sinon, il aurait vu d'autres passagers le faire ; ce n'était pas le cas. Il était le seul être de l'univers à savoir que chaque bateau avait un goût : un goût qui lui était propre, différent de celui de tous les autres navires. Cette conviction d'être le seul à savoir quelque chose que le monde entier ignorait lui procurait un sentiment de supériorité qui l'enivrait. C'était son secret. Il ne le partagerait jamais avec personne. Pas même avec sa mère qui aurait sans doute trouvé quelque chose à redire, et encore moins avec sa petite sœur qui n'aurait pas manqué de le dévoiler à tout le monde. On se serait encore moqué de lui. Il ne voulait plus qu'on se moque de lui. Comment pouvait-on oser se moquer de quelqu'un qui était l'unique détenteur d'un secret aussi considérable : les bateaux avaient un goût !

Il avait fait cette découverte quelques années auparavant, à six ans, pour sa première traversée…

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Le Ville d'Oran s'écartait lentement du quai de la Compagnie Générale Transatlantique, assisté de deux remorqueurs d'une taille que le garçon jugeait ridicule comparée à celle du paquebot. Il était persuadé qu'il n'existait nulle part quelque chose d'aussi grand que ce bateau. À n'en pas douter, le Ville d'Oran était le plus grand bateau du monde !

La famille se tenait sur le pont arrière, perdue au milieu de la foule des passagers qui faisaient de grands signes d'adieu à ceux qui ne partaient pas. La mère portait sa fille de deux ans assise sur son bras et secouait elle-même de l'autre main le bras de la petite pour lui faire dire au revoir à la grand-mère qu'on voyait agiter un mouchoir depuis l'embarcadère.

Le petit, lui, ne voyait pas grand chose, car les gens se pressaient étroitement les uns contre les autres pour garder leur place au bastingage, et son père, qui le tenait par la main, n'avait pas pu trouver d'espace pour s'y faufiler.

Cependant, l'enfant était soulagé de s'éloigner du quai, et surtout des deux grues géantes qui menaçaient à tout instant de s'abattre sur le navire. Il faut dire que c'était un garçon assez peureux. Jusqu'à l'âge de trois ans, une simple feuille de vigne posée au bas d'une porte, même ouverte, suffisait à le dissuader de la franchir.

Enfin, un groupe de passagers se décida à changer de place et le père se glissa rapidement dans l'espace ainsi libéré, contre le bastingage.

Le spectacle était grandiose. Vue de la mer, la ville se révélait dans toute sa splendeur sous le soleil de midi. C'était sous cet angle qu'elle méritait pleinement son surnom d'Alger la blanche. Les bâtiments éblouissants dégringolaient des hauteurs qui dominaient la ville jusqu'aux arcades du boulevard de front de mer où couraient les voitures et les trolleys bleus. Partout, comme un feu d'artifice végétal, des palmiers majestueux explosaient au dessus des terrasses. Masquant en partie une place grouillante d'animation, la grande mosquée réussissait le prodige de surpasser en blancheur le reste de la ville ; la douceur de ses frontons arrondis s'opposait avec bonheur aux lignes anguleuses des constructions urbaines. Ici, un square frais et ombragé. À gauche, le majestueux édifice de la grande poste. Un peu plus loin, à flanc de colline, un jardin public encadré d'escaliers symétriques développait la géométrie implacable de ses parterres fleuris.

À présent suffisamment éloigné du quai, le paquebot était capable de manœuvrer sans l'assistance des remorqueurs. Il s'en libéra en les saluant d'un mugissement de sirène qui déchira l'air brûlant. Les passagers sursautèrent et le bâtiment vibra d'une extrémité à l'autre. Il y eut quelques cris de surprise et des rires. Le petit garçon se pressa contre la jambe de son père.

Ébloui par le contre-jour, il plissait les yeux pour essayer de distinguer encore sa grand-mère. Elle était toute petite, maintenant ; minuscule silhouette noire agitant toujours son mouchoir, l'autre main en visière au dessus des sourcils, comme font les indiens. L'instant d'après, il la perdit de vue.

Il se demandait comment ce grand bateau avait pu tenir le long de cet embarcadère que la distance faisait paraître de plus en plus petit. On voyait le quai en entier à présent, avec la grille à deux battants qui le fermait à son extrémité, du côté de la ville [1] .

Le petit avait chaud en plein soleil. Il avait soif aussi, et sa bouche était sèche comme du carton. Machinalement, il sortit un bout de langue pour s'humecter les lèvres. Comme son nez arrivait à peine à hauteur du bastingage, sa langue effleura légèrement le large appui de bois. Un goût fortement salé le fit reculer de surprise, et il examina l'endroit où sa langue avait touché le bois. Non, il n'y avait pas de sel à cet endroit particulier. C'était probablement tout l'appui qui avait ce goût-là, et peut-être même tout le bateau !

Pour en avoir le cœur net, il humecta son index, le pressa contre le bois, le porta à ses lèvres et avança prudemment la pointe de sa langue. Pas de doute ! c'était salé. Mais pas seulement salé ! il y avait quelque chose de plus, qui lui rappelait les fruits de mer… la plage du Rocher Noir… oui ! il y était ! c'était ça ! exactement le même goût que les arapèdes en forme de chapeau chinois que son père décollait du rocher d'un coup de canif et que le garçon savourait sur place, les pieds dans l'eau bleue.

Il s'assura du coin de l'œil que son père ne le surveillait pas et appuya largement sa langue contre le bois. L'effet desséchant du sel lui donna l'impression que chacune de ses papilles était une petite ventouse qui collait à la surface de l'appui ; c'était comme si le plat de sa langue était aspiré par le bois. Il découvrait une sensation nouvelle, exquise… Pour l'immédiat, ça n'arrangeait pas sa soif, au contraire ! Mais qu'importe, le Ville d'Oran avait vraiment un goût délicieux. Dorénavant, il lècherait tous les bateaux qu'il prendrait pour savoir s'ils étaient aussi bons que celui-là.

Et il tint parole.

Au retour de métropole, la même année, le garçon lécha le Ville d'Alger, qui ressemblait au Ville d'Oran comme un frère, mais n'avait pas aussi bon goût que son jumeau. En tout cas c'est ce qu'il lui sembla.

Deux ans plus tard, il lécha le Kairouan, de la compagnie de Navigation Mixte, et fut très déçu : le bois des appuis était verni et trop bien astiqué. Quel imbécile avait eu l'idée ridicule de vernir ce bois ? ce navire était lamentablement insipide. Mais au retour, il retrouva son cher Ville d'Oran avec son merveilleux goût d'arapèdes. C'était bien le meilleur bateau de la ligne !… à tous points de vue.

Lorsqu'il revint de vacances en mil neuf cent cinquante-deux, l'année de ses dix ans, il avait un paquebot de plus à son menu : le Ville de Tunis. Il l'avait trouvé à peine parfumé. C'était un beau bateau, bien plus récent que le Ville d'Oran. Mais question goût, il n'y avait pas de comparaison !

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C'était un enfant quelconque, ni beau ni très aimable. Il louchait, il était trop maigre, trop grand, trop rêveur, sans personnalité ni courage. Il se laissait malmener sans réagir et mentait comme il respirait…

Mais il léchait les bateaux !

Et qu'on le veuille ou non, lécher les bateaux, comme souvenir d'enfance, c'est quand même autre chose que tremper des madeleines dans le café au lait !

[1] Note pour les cinéphiles : c'est contre cette grille que meurt Jean Gabin à la fin de Pépé le moko.