Lundi 14 juillet 1980
Lester Hobson se retourna brutalement sur le côté droit en soufflant comme un phoque et essaya de dormir encore un peu, les paupières farouchement serrées. Peine perdue ! il faisait trop chaud. Il était nu et le drap gisait depuis longtemps au pied du lit mais la chaleur était déjà insupportable bien que la journée ne fût guère avancée. Le corps moite, inondé de sueur, il réalisa à regret qu'il ne dormirait plus et se résolut à ouvrir les yeux avec mauvaise humeur. Malgré les volets tirés, les rayons d'un soleil implacable s'insinuaient par tous les interstices et la chambre était baignée de lumière.
Quelle
heure pouvait-il être ? Lester jeta un regard menaçant vers le réveil, sur la
table de nuit : neuf heures trente-cinq ! Molly était sans doute déjà à
s'affairer au jardin, certainement affublée de ce chapeau bizarre qu'elle
affectionnait pour bricoler, une camelote ramenée d'un voyage en Turquie, qui
avait vaguement la forme d'un chapeau-cloche des années vingt et la faisait
ressembler avec sa salopette à une danseuse de charleston travaillant à
l'usine. Lester esquissa un sourire à cette évocation et s'éveilla tout à fait.
En
se dressant sur un coude, manœuvre préliminaire au processus complexe du lever,
il constata avec dégoût que le drap lui collait à la peau. Mais pourquoi
faisait-il si chaud, bon sang ? On était à la mi-juillet, d'accord, mais au
nord de Londres ! pas à Marrakech ! Assis au bord du lit, il se gratta la
tignasse en baillant puis s'étira avec délectation. Il parvint enfin à se
mettre debout, rectifia un équilibre encore instable, s'ébroua comme un
labrador puis se dirigea d'un pas lent mais déterminé vers la douche la plus
proche.
Lester
Hobson affichait une soixantaine robuste. Il était plutôt massif, large
d'épaules et bien musclé. Pas de cette pseudo-musculature artificielle et
gélatineuse laborieusement générée dans la souffrance au milieu des poulies et
contrepoids d'instituts onéreux et attrape-gogos ("en quinze jours,
vous verrez vos biceps doubler de volume") mais d'honnêtes muscles
harmonieusement sculptés par une pratique assidue de la boxe et de la natation
dans sa jeunesse, puis du vélo et du golf un peu plus tard. Malgré tout le soin
qu'il accordait à sa forme physique, il n'avait pu empêcher l'âge de faire son
œuvre et son estomac s'ornait depuis la cinquantaine d'une légère proéminence
masquant ses abdominaux désormais noyés dans la masse. Cette carrure généreuse
le faisait paraître râblé et même courtaud malgré une taille légèrement au
dessus de la moyenne, impression accentuée par le fait qu'il n'avait
pratiquement pas de cou. Son visage était à l'avenant : large, des maxillaires
puissants, un menton carré, des lèvres épaisses et un nez jadis régulier
remodelé par les crochets du gauche et quelques accidents de parcours. Seuls
ses proches savaient qu'il avait les yeux clairs car il les ouvrait peu et
semblait toujours regarder au loin comme tous ceux qui ont passé l'essentiel de
leur existence à l'extérieur et le plus souvent au soleil. Bien qu'il n'y fût pour
rien, il se déclarait volontiers satisfait d'avoir évité la calvitie et
exhibait avec fierté une abondante crinière argentée légèrement bouclée
qu'accompagnaient des sourcils du même métal, fournis comme des buissons.
Ajoutez à cela une peau cuivrée inhabituelle pour un anglais, une lourde chaîne
d'or à l'endroit où aurait dû se trouver son cou, un poignet armé d'une
invraisemblable montre de plongée-chronomètre au cadran noir garni d'une
douzaine d'aiguilles minuscules au rôle obscur et vous obtenez le portrait du
parfait baroudeur sur le retour. Tel était Lester Hobson, que ses amis
comparaient volontiers à un lion et les autres à un vieil ours.
Sa
bonne humeur régénérée par la fraîcheur de la douche, il se rasa soigneusement
avec les grimaces réglementaires puis replongea à regret dans l'étuve de la
chambre pour y passer des vêtements. Il choisit une chemise blanche à col
ouvert dont il retroussa les manches sur ses avant bras et un jean délavé bien
trop étroit pour son gros derrière comme Molly le lui avait déjà fait
aimablement remarquer, mais il n'en avait cure et préférait ce jean râpé aux
ignobles shorts kakis qu'affectionnaient ses compatriotes et qui révélaient la
plupart du temps des jambes grêles et blanchâtres du plus parfait ridicule. Il
compléta enfin sa tenue d'un ceinturon fermé par une large boucle façon western
et d'une paire de sandales qu'il traînait depuis des années, complètement
démodées mais qui convenaient à merveille aux grosses chaleurs. Il s'examina
alors dans la glace de l'armoire avec complaisance, prit une pose avantageuse,
les jambes légèrement écartées, ajusta son ceinturon des deux mains comme John
Wayne dans Rio Bravo et se jugea enfin suffisamment présentable pour
ouvrir la fenêtre et aérer cette chambre à l'atmosphère suffocante.
La
brutalité de la lumière le fit cligner des yeux et il lui fallut quelques
secondes pour s'y habituer. À
quelques mètres, penchée en avant sur une jardinière de pétunias, une salopette
lui tournait le dos et il supposa que Molly devait être dedans. Pour s'en
assurer, il émit le traditionnel sifflement admiratif à deux tons. Molly se
retourna vers lui avec une feinte indignation en brandissant son minuscule
râteau comme un tomahawk.
Avec
ses cinq pieds de haut, Molly Carpenter faisait figure de modèle réduit
comparée à Lester qui l'appelait encore parfois trois pommes,
plaisanterie usée dont elle ne se formalisait plus. Elle était de dix ans sa
cadette mais paraissait encore bien plus jeune. C'était un petit bout de
brunette avec un visage de souris joyeuse et un corps d'adolescente. Elle avait
été irrésistible à vingt ans, ravissante à trente, charmante à quarante et
produisait encore à l'approche de la cinquantaine un effet trouble sur les
hommes. Lester, après quelques années de veuvage, avait succombé sans effort à
cette poupée attendrissante et ils vivaient ensemble depuis la fin des années
cinquante sans ressentir le besoin de régulariser. D'autant que Molly ne
pouvait pas avoir d'enfants. Elle en avait souffert un moment mais c'était du
passé. Quant à Lester, déjà père de deux garçons (et grand-père depuis peu), il
s'était parfaitement accommodé de ce statu quo.
Vive
et gaie, Molly était un lutin virevoltant qui n'avait qu'un défaut : elle avait
toujours quelque chose à dire et généralement le disait. A l'instar des
trompettistes américains, elle avait mis au point une savante technique de
respiration continue qui supprimait les temps morts et faisait qu'il était très
difficile de lui couper la parole. Ce travers ne gênait pas Lester qui n'avait
jamais été très bavard et le devenait de moins en moins avec l'âge. Que Molly
se chargeât seule de l'intégralité de la conversation l'arrangeait plutôt et il
n'intervenait que très rarement et uniquement quand c'était absolument
nécessaire. De toutes façons il était persuadé qu'elle ne l'écoutait pas, ce en
quoi il se trompait car elle l'adorait positivement et vénérait tout ce qui
venait de lui.
Lester
entra dans la cuisine où l'attendait le solide petit déjeuner que Molly lui
avait préparé avant d'aller jardiner. Le mot cuisine est sans doute
insuffisant pour qualifier cette salle imposante dont une cheminée hors de
proportions occupait tout un pan de mur. Au milieu de la pièce trônait une
lourde table de douze pieds de long flanquée de deux bancs. Lester et Molly
étaient tombés amoureux de la vieille maison de pierre dès leur première visite
et l'agence n'avait eu aucun mal à les pousser à l'achat. L'imposante bâtisse
était une ancienne auberge et cette pièce en était la salle principale, ce qui
expliquait ses proportions. Bien que la maison eût été plusieurs fois modifiée
par ses occupants successifs, cette grande pièce pavée à l'ancienne et
renforcée d'énormes poutres avait été pieusement préservée dans son état
d'origine. Garnie de meubles massifs aux ferrures démesurées comme il s'en
faisait au milieu du dix-septième siècle, elle servait naturellement de salle à
manger. Une porte vitrée donnait sur le jardin et à l'opposé une autre issue
communiquait avec l'entrée. Le mur faisant face à la cheminée était percé d'une
troisième porte qui conduisait à la chambre et aux sanitaires. Enfin Lester
avait fait ménager dès son arrivée un accès direct avec le garage. L'un des
coins, meublé d'un couple de fauteuils entourant un canapé, une table basse et
une chaîne hi-fi complétée d'un téléviseur, faisait office de salon. Entre les
poutres, les parois étaient ornées de quelques tableaux d'une qualité
discutable représentant des paysages du pays basque peints par un artiste ami
installé à Biarritz. Lester et Molly appréciaient cette pièce vaste et
confortable qui surprenait toujours leurs visiteurs par ses dimensions. Elle ne
présentait qu'un inconvénient : son manque de lumière. Malgré le blanc dont on avait pris soin de
crépir les murs, la porte vitrée du jardin ne parvenait pas à elle seule à
illuminer un tel espace et un éclairage d'appoint y était indispensable même en
pleine journée. En contrepartie, elle était facile à chauffer l'hiver et
restait relativement fraîche l'été. Lorsqu'il y pénétra en arrivant de la
chambre, Lester savoura pleinement cette fraîcheur bienfaisante.
Il
fit frire les œufs, réchauffer son café, alluma le minuscule poste de radio à
l'antenne tordue qui traînait en permanence sur la table et attaqua son
déjeuner en écoutant les nouvelles. La politique ne l'intéressait pas plus que
ça mais il prêta attentivement l'oreille au bulletin météo car son emploi du
temps de l'après-midi en dépendait. En résumé, la dépression centrée sur
l'Irlande atteindrait le sud-est de l'Angleterre le lendemain. Voilà qui lui
convenait parfaitement ! ça signifiait qu'il ferait beau à Duxford pour les
tests de l'après-midi et que la canicule allait prendre fin. Pas dommage !
Molly entra en coup de vent, le fameux chapeau-cloche enfoncé jusqu'aux yeux.
Bonjour Lest ! oh, on n'y voit rien ici !
Lester n'essaya même pas de lui expliquer que c'était parce qu'elle arrivait de l'extérieur. D'ailleurs elle le savait déjà, s'en fichait éperdument et enchaînait dans la foulée :
Tu as bien dormi ? non ? pauvre chéri ! avec cette chaleur ! moi ça va. J'avais pris une infusion de machinchose. Tu sais bien, cette herbe chinoise avec un nom compliqué que m'a conseillée Penny Stappleton. C'est extra, tu devrais essayer.
Lester songea que la police ferait bien d'arrêter cette vieille sorcière de Penelope Stappleton avant qu'elle ne parvienne à empoisonner tout le quartier avec ses remèdes à la gomme.
Tu iras voir le jardin ? il est magnifique. Tu penses, avec ce soleil ! je ne me lave pas les mains parce que j'y retourne après. C'est juste pour me reposer un peu en fumant une cigarette, et pour te voir bien sûr ! j'ai peur que certaines plantes ne supportent pas une aussi grosse chaleur. Où ai-je bien pu fourrer ce briquet ? les reines-marguerites par exemple me paraissent un peu sèches mais on ne peut pas les arroser en plein soleil comme tu sais, elles brûleraient. Ah ! il est sur le canapé. J'ai dû l'oublier tout à l'heure en regardant mon feuilleton quand tu dormais. Enfin, j'espère qu'elles tiendront quand même jusqu'à ce soir…
Sans cesser de parler, elle s'approcha pour lui baiser le front et Lester concentra un instant toute sa vigilance sur la distance séparant sa chemise blanche des doigts maculés de terreau de Molly.
Allume-moi ma cigarette s'il te plait trésor, sinon je vais mettre de la terre partout. Ah ! te voilà, toi ! où étais-tu passé ?
Un
gros chat orangé traversa avec dignité la moitié de la pièce sans leur prêter
la moindre attention, se laissa tomber sur le côté devant la cheminée, leur
accorda un regard dédaigneux et entreprit de faire sa toilette.
Molly
n'étant jamais parvenue à mettre au point une méthode respiratoire suffisamment
efficace pour lui permettre de parler tout en aspirant une bouffée de
cigarette, Lester en profita lâchement :
Tu te souviens que je vais à Duxford cet après-midi ?
Elle
le considéra un bref instant avec des yeux ronds, comme étonnée qu'il eût parlé
puis écarta la cigarette de ses lèvres et inclina gracieusement la tête sur le
côté avec un sourire à faire fondre l'antarctique.
Mais oui, tu me l'as répété cent fois.
Lester
avait toutes les raisons d'en douter. Elle poursuivit sur le rythme mécanique
et chantonnant d'une récitation en regardant au plafond comme un enfant faisant
un effort pour se souvenir :
Tu-vas-à-Duxford-essayer-je-ne-sais-plus-quel-avion-et-tu-ne-rentreras-que-vers-vingt-heures. Tu vois que je n'avais pas oublié ! par contre (elle pointa un doigt accusateur) je ne suis pas certaine que TOI tu te souvienne que je dois aller faire des courses à Knightsbridge[1] pendant que tu joues à l'aviateur.
Lester
leva les yeux au ciel et joignit les mains. Ça, par contre, Molly le lui avait vraiment
répété cent fois.
Oh, ne fais pas l'innocent ! je suis sûre que tu n'y pensais plus. Tu deviens gaga, mon vieux.
Lester
soupira. "Mon vieux" à présent ! Personne au monde hors Molly
n'aurait pris le risque de s'adresser à lui avec tant d'impudence ; une
certaine expression dans son regard l'interdisait totalement, sans parler de
son gabarit dissuasif. Mais il lui passait tout et elle le savait. Du reste
Lester ne s'en formalisait pas. Il était conscient du fait que Molly n'en
pensait pas un mot et qu'elle ne faisait que jouer avec lui, un peu comme un
dresseur joue avec un fauve qu'il a élevé au biberon et dont il sait ne rien
avoir à craindre.
Beuârk !
Avec
une grimace irrésistible (elle savait loucher à s'en permuter les yeux), Molly
retira de sa bouche la cigarette qu'elle venait d'y glisser machinalement,
ayant oublié qu'elle la manipulait depuis un bon moment avec des doigts maculés
de terre. Lester était hilare.
Ça t'apprendra à m'appeler mon vieux.
Par
réflexe, elle s'essuya les lèvres avec son autre main, ce qui eut
instantanément pour effet d'améliorer très nettement son maquillage. Lester
était aux anges. Elle écrasa en pestant sa cigarette dans un cendrier et ne
trouva son salut que dans la fuite vers la salle de bains.
Depuis
quelques années, Lester soupçonnait Molly d'en rajouter un peu dans ce genre de
pitrerie bien que le temps n'eût en rien entamé son espièglerie naturelle. Sans
être lui-même taciturne, il se savait peu expansif et bien que doté d'un sens
de l'humour dont personne ne doutait, il n'extériorisait que très rarement sa
gaieté. Aussi Molly se faisait elle visiblement une joie de pouvoir le faire
rire à volonté. C'était devenu un jeu, une sorte de défi personnel qu'elle
relevait avec succès et dont elle tirait vraisemblablement une profonde
satisfaction. Lester regrettait seulement que le penchant immodéré de Molly
pour le bavardage la conduisît parfois à raconter en sa présence à leurs amis
ces moments de leur intimité (si vous l'aviez vu ! il riait aux larmes),
ce qui le gênait considérablement et lui faisait plonger le nez dans son
Martini.
Le lundi était le jour de congé de madame Lewis, détail que rappelait un petit mot de la main de Molly opportunément scotché au niveau de l'évier : Lundi, pas de bonne ! En grommelant, Lester rinça la vaisselle du petit déjeuner, puis - comme Molly le lui avait demandé - il sortit pour jeter un œil sur le jardin mais il ne s'y attarda que quelques minutes tant la chaleur était accablante. La perspective de devoir passer l'après-midi à l'extérieur ne lui souriait qu'à moitié. Il se dirigea vers son bureau, près du hall d'entrée, pour aller y relever d'éventuels messages de son répondeur téléphonique. En traversant la grande pièce, il entendit chanter dans la salle de bains.