Lester Hobson était pilote. En fait, il avait fait partie de l'élite de cette profession, non seulement à l'échelle du Royaume Uni mais également au niveau mondial. Il en faisait probablement encore partie mais avait pris sa retraite de pilote d'essais sept années plus tôt. Il était de ces pilotes nés qui sentent un avion instantanément de même qu'un grand sculpteur voit l'œuvre déjà achevée au travers d'un bloc de marbre informe. En ce qui concerne les avions de tourisme à hélice, par exemple, personne n'hésitait à lui confier un appareil dans lequel il n'avait jamais pris place auparavant. D'emblée, il était capable de lui faire effectuer un vol impeccable sans en ouvrir le manuel ni en connaître le moindre paramètre. Il savait. Voilà tout.

Il avait tout juste vingt ans en trente-huit lorsqu'il s'était orienté vers une carrière militaire dans la Royal Air Force[1], à une époque où les hommes clairvoyants ne doutaient pas que l'ambition sans mesure des dictateurs plongerait bientôt l'Europe dans le sang, alors qu'au même moment quelques doux rêveurs signaient avec Hitler et Mussolini des traités de paix qui ne valaient pas le prix de leur papier. Deux années plus tard, pendant l'été quarante, aux commandes de son Hurricane, il allait faire partie de cette poignée de héros de la bataille d'Angleterre dont Churchill dirait plus tard que le monde libre leur devait son salut.

Ce mot de héros qu'il avait maintes fois entendu prononcer lors des anniversaires de la bataille le laissait dubitatif. Comme tout anglais qui se respecte, il savait évaluer exactement ses propres mérites et considérait que ce qualificatif ne pouvait en aucun cas le concerner. Il estimait que sa participation à ce choc de géants avait été rien moins qu'obscure et qu'il convenait de réserver le terme de héros aux Alan Deere, Douglas Bader et consort. En ce qui le concernait, il n'était entré en contact avec les Allemands qu'en de rares occasions et avait de son propre aveu tiré comme un sabot. En outre, il n'avait été atteint par des tirs ennemis qu'à deux reprises et sans grands dommages. Bref, il ne pouvait même pas revendiquer la gloire d'avoir été descendu. Car aussi étrange que cela paraisse, pour un jeune pilote de l'époque il était à la limite plus valorisant de se faire descendre que d'abattre un ennemi. Le pilote-écrivain Peter Townsend employait même l'expression plus romantique ! mais peut-être Townsend prêchait-il pour sa paroisse car il avait lui-même été envoyé au tapis plusieurs fois au cours de la bataille d'Angleterre.

Cependant Lester exagérait en minimisant son rôle car il avait quand même abattu un avion allemand en juillet quarante et cette unique victoire (il n'en obtiendrait jamais d'autres) suffisait en principe à le distinguer de la masse des pilotes de chasse anonymes.

Mais pour d'obscures raisons il répugnait visiblement à évoquer cette victoire. Lorsqu'on le questionnait à ce propos il prononçait mécaniquement quelques banalités toutes prêtes spécialement destinées à cet usage et orientait rapidement la conversation vers un autre sujet.

Quel secret cachait cette attitude ? il ne s'en était confié à personne. Pas même à Molly !

Lui seul en connaissait la raison : il n'était pas fier de ce combat parce qu'il n'y avait jamais eu de combat. Il avait tiré sur un sitting duck[2]. Pas de quoi pavoiser ! n'importe quel imbécile aurait pu abattre cet avion isolé. Il revivait souvent cette scène qui le mettait mal à l'aise : l'allemand volait tranquillement en ligne droite à allure modérée sans ailier pour le couvrir, sans aucune précaution ni manœuvre de surveillance, comme s'il survolait le cœur du Reich, en parfaite sécurité. Avait-il des problèmes mécaniques ? improbable ! il aurait essayé de regagner la France ; sa réserve d'altitude le lui permettait. Il se dirigeait au contraire vers la côte anglaise. Le jeune pilote l'avait repéré un peu au dessus de lui et avait manœuvré pour se retrouver dans sa queue, légèrement plus bas afin de demeurer hors de son champ de vision comme on le lui avait appris en unité d'entraînement opérationnel.

Le reste n'avait été qu'une formalité. Lester avait tiré une seule longue rafale des huit mitrailleuses de son Hurricane et exécuté l'allemand à bout portant. Quelques débris s'étaient détachés de l'appareil ennemi qui avait aussitôt tiré un panache de fumée noire. Quelques instants plus tard, il s'abîmait dans la Manche. Le pilote n'avait pas sauté.

Sur l'instant, Lester avait savouré sa victoire sans retenue. Il était anglais, l'allemand était l'ennemi, ils étaient en guerre et il l'avait abattu comme sa mission le lui imposait. Point. La victoire avait été facile ? eh bien tant mieux ! qui pouvait lui en faire reproche ? devait-il renoncer à tirer sous prétexte que l'allemand n'était pas prêt à se battre ? c'était stupide et criminel. Les quelques pilotes qui avaient agi ainsi au début de la première guerre mondiale et dont une certaine littérature larmoyante glorifiait l'esprit prétendument chevaleresque n'étaient que des irresponsables qui portaient sur la conscience toutes les victimes que l'ennemi épargné avait pu faire par la suite. Le temps des chevaliers du ciel était passé depuis longtemps. Dès le déclenchement de la guerre, les équipages de la Luftwaffe[3] avaient montré qu'ils ne feraient pas de quartier. Tant mieux ! au moins les choses étaient-elles claires. La guerre est une chose horrible qu'il ne faut pas faire. JAMAIS ! Mais si l'on n'a d'autre choix que de s'y résoudre, il faut la faire complètement et sans état d'âme. Les lois de la guerre sont un concept pervers uniquement destiné à justifier les horreurs que ces prétendues lois autorisent. La guerre est un crime. Elle ne peut connaître de loi.

Ainsi raisonnait le jeune homme sans se rendre compte qu'il se cherchait déjà des excuses. Un peu plus tard, l'exaltation retombée, le temps de la réflexion était arrivé et avec lui un remord de plus en plus tenace : il s'était demandé s'il n'aurait pas dû manifester sa présence par un tir dans le vide dont le pilote allemand aurait certainement aperçu les balles traçantes ; ils auraient ainsi engagé un véritable combat aérien, combat dont il serait probablement sorti vainqueur (vanité de la jeunesse). Il traînait cette idée depuis, comme un boulet. A certains moments, il jugeait ce remord grotesque, bien digne d'un jeune imbécile aux idées fumeuses incapable d'accomplir simplement la mission qui lui avait été confiée. Mais plus le temps passait et plus il regrettait d'avoir succombé à la tentation de la victoire facile, à cette pulsion primitive du guerrier, si contraire à l'esprit de fair play dont son éducation britannique l'avait profondément imprégné. Ses réflexions aboutissaient toujours au même résultat : quelles que fussent les circonstances qui l'avaient conduit à le faire et toutes les bonnes raisons qu'il pouvait trouver pour se justifier, il avait bel et bien tué un homme sans défense.

Mais il y avait autre chose. Lester n'était jamais parvenu à s'expliquer un certain détail de cette unique rencontre avec l'ennemi. Un détail si étrange qu'il n'avait pas osé le mentionner dans son rapport et dont il n'avait jamais parlé à personne par crainte de se heurter à l'incrédulité. Quarante années plus tard, il se demandait encore s'il avait bien vu.

Son tour d'opérations s'acheva sans qu'il eût l'opportunité d'améliorer son tableau de chasse. Lester se vit proposer le choix entre un poste d'instructeur dans une école de pilotage avancé ou la possibilité d'être intégré à l'équipe de mise au point des avions Hawker au titre d'expert militaire. Considérant – peut-être à tort – la première proposition comme une voie de garage dont il aurait le plus grand mal à s'extraire, il opta pour la seconde.

Jusqu'à la fin des hostilités, il participa ainsi à la mise au point des nouveaux modèles produits par Hawker, considérés à juste titre comme faisant partie des plus lourds et des plus puissants monomoteurs du monde. A cette époque, le métier de pilote d'essai était bien plus périlleux qu'il ne le deviendrait plus tard, quand le recours massif aux ordinateurs aussi bien au niveau de la conception d'un nouvel appareil que de sa mise au point et même de son pilotage modifieraient considérablement le rôle du pilote d'essai. En ce début des années quatre-vingt, c'était toujours une occupation dangereuse qui exigeait de plus en plus de professionnalisme et un sang froid hors du commun mais le danger ne se situait plus au même niveau qu'autrefois. Lorsqu'un pilote essayait un nouveau prototype, la question n'était plus de savoir s'il volerait ni même comment il volerait ; les ordinateurs simulaient bien à l'avance tous ces éléments avec une marge d'erreur de plus en plus mince au fur et à mesure des progrès accomplis dans ce domaine (il était même à prévoir que ces techniques allaient encore s'affiner au cours des deux dernières décennies du siècle). Au moment de la guerre, c'était une autre chanson ! le génie de Sydney Camm[4] et la compétence de ses collaborateurs ne suffisaient pas à éliminer toutes les inconnues et les tests d'un nouvel avion réservaient souvent de très mauvaises surprises, généralement préjudiciables pour la santé. Lester ne risquait pas d'oublier son premier décollage sur Tempest V. Bien que largement prévenu par les ingénieurs de l'importance de l'effet de couple[5] et en dépit d'une soigneuse préparation pour le compenser, ni son talent de pilote ni l'action vigoureuse qu'il exerça sur les commandes ne purent empêcher le monstrueux moteur de vingt-quatre cylindres qui occultait totalement la vue vers l'avant de l'entraîner aveugle et impuissant à une vitesse folle en sortie de piste où il se retrouva un bref instant en équilibre sur une roue, à un doigt de capoter. Il ne dut son salut qu'au réflexe heureux de décoller immédiatement en catastrophe sans se préoccuper des conséquences. Après avoir frôlé de quelques mètres un bâtiment, il se retrouva miraculeusement en vol et indemne, la bouche sèche, la peur au ventre et le souffle coupé.

Il avait vingt-sept ans lorsque l'Allemagne capitula. Se sentant peu d'inclination pour une carrière militaire, il fit une demande chez Hawker pour y rester en tant que civil. Camm en personne ayant chaudement appuyé sa démarche, elle fut agréée, ce que Lester considéra fort justement comme un hommage à ses capacités en un moment où la quasi totalité des industriels licenciaient en masse consécutivement à l'arrêt brutal des commandes militaires. Il restitua donc son uniforme à la Couronne et entama une brillante carrière de pilote d'essais qui devait durer vingt-huit ans et faire de lui l'un des professionnels les plus respectés de cette spécialité. Jusqu'en soixante-treize, pratiquement tous les avions produits par la grande firme britannique passèrent par ses mains, du Fury au Harrier à décollage vertical.

Lester était retraité depuis sept ans mais n'en avait pas moins gardé un contact étroit avec le monde de l'aviation. Ses références et sa réputation lui interdisaient l'anonymat et bon nombre de clubs et d'associations diverses avaient fait appel à sa collaboration bénévole ou rémunérée. Plusieurs éditeurs spécialisés lui avaient même proposé d'écrire un livre, offre qu'il avait jusqu'à présent poliment déclinée par paresse. Il pilotait encore très souvent et possédait même à titre personnel un luxueux Bonanza qu'il laissait à la disposition d'un aéro-club pour en réduire les frais d'entretien.

A présent, sa passion des avions était toute entière dévouée aux chasseurs de la seconde guerre mondiale. Depuis quelques années, à l'exemple des Etats Unis, l'Angleterre prenait conscience de l'intérêt de préserver son patrimoine mécanique et en particulier les merveilleux avions qui avaient joué un rôle prépondérant dans la libération du monde libre. Tout bien considéré, cet intérêt n'était pas nouveau puisque bon nombre de musées spécialisés débordaient d'avions un peu partout dans le monde. Mais au cours des années soixante-dix, des dizaines de revues consacrées à l'aviation avaient vu le jour et le nombre des clubs de modélistes s'était multiplié de manière exponentielle. Jamais auparavant l'intérêt pour les avions et leur histoire n'avait atteint ce niveau et rien ne semblait devoir l'empêcher de grandir encore. A présent, le public ne voulait plus se contenter de photographier des machines mortes dans un musée. Il avait besoin de les regarder vivre, de se rassasier de leur beauté en plein vol, de voir leurs couleurs vibrer sous le soleil, de respirer leur odeur de métal chaud, de les entendre rugir, de ressentir ce coup de poing au creux de l'estomac au moment où un warbird[6] déchire l'air à basse altitude à six cent kilomètres à l'heure.

La tendance était donc à la remise en état de vol d'appareils anciens. Mais il était bien tard. Depuis leur retrait du service actif, la plupart des avions avaient été livrés aux ferrailleurs sans que personne ou presque ne songe à en préserver quelques exemplaires pour les faire revivre un jour. Indifférence ?… sans doute, mais il y avait d'autres raisons moins avouables et en particulier cette nouvelle attitude à la mode qui exigeait qu'une nation culpabilise pour ses victoires passées et pousse l'auto flagellation jusqu'à s'efforcer d'en effacer le souvenir.

En dépit de cette carence d'appareils d'origine, des associations de collectionneurs - souvent moins fortunés qu'on ne pense - commençaient timidement à apparaître. Avec une bonne volonté pugnace, des hommes et des femmes de tous bords, mécaniciens, pilotes, carrossiers, électriciens, tourneurs, peintres, chaudronniers, ouvriers spécialisés ou non, en activité ou à la retraite, le plus souvent bénévoles, sacrifiaient leurs congés et s'appliquaient à reconstituer patiemment des machines entières à partir de fragments épars récupérés ça et là au coin d'un champ, dans une grange ou au fond d'un lac.

Lester faisait partie d'une de ces associations basée à l'aérodrome de Duxford, à une trentaine de miles au nord d'Harlow et c'était précisément là qu'il devait se rendre ce lundi après midi pour essayer un appareil auquel une équipe de mécaniciens avait sacrifié son week-end.



[1] Armée de l'air britannique

[2] Canard assis : expression anglaise pour qualifier un gibier trop facile.

[3] Armée de l'air allemande.

[4] Concepteur des avions Hawker depuis 1925 († 1966).

[5] Force tendant à faire pivoter l'avion en sens inverse de la rotation de son hélice.

[6] Littéralement : Oiseau de guerre. Surnom générique des chasseurs de la deuxième guerre mondiale.