Sortant
de la grande salle, Lester traversa une pièce qu'il avait baptisé vestiaire et
d'où partait l'escalier menant aux chambres de l'étage. Le vaste hall d'entrée
qui lui faisait suite était généreusement orné de plantes vertes ruisselantes
de soleil. De là, il pénétra dans son bureau en constatant avec soulagement que
les deux hautes fenêtres en étaient restées hermétiquement closes et que la
température y était supportable. Il avait eu du mal à débarrasser Molly de
cette manie stupide commune aux habitants des zones tempérées qui consiste à
tout fermer lorsqu'il fait froid et tout ouvrir lorsqu'il fait chaud. Quelques
voyages à Malte ou en Egypte étaient enfin parvenus à la convaincre que la
chaleur pénétrait par les ouvertures exactement comme le faisait le froid.
C'était une évidence mais les idées reçues ont la peau dure.
Lester
n'avait pas à s'attarder dans son bureau et se contenta pour le peu qu'il avait
à y faire de la clarté venant du hall. Hors le bureau lui-même, la pièce
comprenait seulement quelques sièges, une grande armoire vernie qui servait de
classeur et une vitrine pleine de coupes et de médailles. Du sol au plafond,
les murs disparaissaient littéralement sous une impressionnante collection de
photographies en noir et blanc sous cadres montrant pour la plupart des avions
de toutes les époques et vus sous tous les angles. On y reconnaissait également
des pilotes, mécaniciens et ingénieurs célèbres et même quelques vedettes du
show-biz que Lester avait eu l'occasion de rencontrer.
Sur
le bureau, un cadre isolé montrait une famille heureuse sur une plage : Lester,
sa première épouse et leurs deux garçons encore enfants. Une annotation au
crayon indiquait : Hastings, août 1955. Moins d'une année plus tard,
Patricia était emportée par la leucémie. Désemparé, Lester s'était replié dans
un mutisme qui inquiétait ses proches et n'avait trouvé de raisons de vivre que
dans son travail et l'avenir de ses deux fils. En cinquante-neuf, il avait
rencontré chez des amis communs Molly Carpenter, une étudiante en droit
éblouissante de joie de vivre. Aussitôt fascinée par la personnalité de ce
quadragénaire mélancolique, la jeune fille l'avait honteusement dragué
(selon Lester) jusqu'à ce qu'il accepte qu'elle renonce à une carrière
juridique et qu'elle l'aide à reconstruire son bonheur.
Lester
enfonça la touche de lecture du répondeur téléphonique.
Allô Molly et Lester (il fit la grimace en reconnaissant cette voix qui l'horripilait), c'est Julia. Je viendrai à Harlow jeudi soir si vous êtes là. Passez-moi un coup de fil s'il y a un empêchement. Bye !
Lester
résista à la tentation de rappeler aussitôt la sœur aînée de Molly pour lui
dire que justement jeudi soir ils étaient invités à une garden-party au
Botswana. Molly aimait sa sœur, naturellement, mais lui ne pouvait supporter
cette grande asperge sèche comme un pneu et bête comme ses pieds, véritable
caricature de la vieille fille bornée et dont l'essentiel de la conversation
consistait à déblatérer sur les étrangers en tournant son thé d'un air pincé
(les italiens sont menteurs, les français sont mal élevés…). C'était une
catastrophe ! il fallait absolument qu'il trouve une raison quelconque de
s'absenter jeudi soir. Molly comprendrait.
Salut Lest, bonjour Molly, ici Dick Roscoe et on est dimanche soir. J'espère que vous allez bien tous les deux. Euh… Lest, si tu pouvais arriver à Duxford plus tôt demain, ça m'arrangerait. Il y a un changement. Rien de grave rassure-toi ! excuse-moi, je n'ai pas le temps de t'expliquer maintenant. Fais ton possible pour être là vers euh… treize heures, treize heures trente maximum. À demain !
Lester
était songeur. Dick Roscoe était l'un des trois mécaniciens bénévoles qui
avaient travaillé sur le moteur droit du Mosquito ce week-end. Ils
devaient d'ailleurs faire le vol d'essai ensemble. De quel changement
parlait-il ? Lester composa le numéro de l'atelier mais tomba sur le répondeur
et renonça à laisser un message. Il haussa les épaules. Après tout, si le
rendez-vous était maintenu, c'est qu'il ne s'agissait que d'un détail mineur.
Pas
d'autre message ! Il consulta sa montre : onze heures quinze ! il fallait
compter une heure de route jusqu'à Duxford avec les encombrements, ça le
faisait partir à midi. C'était faisable. De toutes façons il avait déjeuné tard
et n'avait pas faim.
Molly
sortait de la chambre au moment où il entra dans la grande salle. Elle avait
passé une robe légère et paraissait plus jeune que jamais.
Ah, Lest ! dis, ça ne t'embête pas de prendre l'Anglia pour aller à Duxford ? sois gentil, laisse-moi la BM. Tu sais bien que j'ai des problèmes pour passer les vitesses avec l'autre.
Mmouais. Ce que je sais surtout, c'est que la BM est climatisée.
Non, je t'assure, ce n'est pas pour ça. Enfin… pas seulement ! d'ailleurs tu sais, elle est difficile à garer la grosse BM à Londres. J'aurais préféré prendre l'Anglia (ben voyons !) mais je m'embrouille toujours avec la troisième (tu parles ! elle conduisait comme Graham Hill). Écoute, sois sympa, laisse-moi prendre l'autre, je risque de la casser, l'Anglia. Et puis tu dis toujours que tu aimes bien la conduire.
On
y était ! elle essayait de lui prouver par A plus B qu'elle lui faisait une
fleur en lui laissant une magnifique casserole vieille de treize ans et qu'elle
se sacrifiait en gardant pour elle une misérable berline climatisée flambant
neuve. Il leva la main pour stopper le flot.
D'accord ! (elle continuait à parler) oui ! OUI ! (elle se tut enfin) ne te fatigue pas, je prends la Ford, ok !
Merci Lester, tu es un amour.
Lester
pensa qu'il était surtout une pomme et ne put s'empêcher de sourire en voyant
l'expression triomphante que Molly tentait vainement de dissimuler derrière un
sourire qu'elle voulait reconnaissant.
Il
avait acheté cette fameuse Ford Anglia d'occasion à un ami et occupait une
partie de ses loisirs à la restaurer et l'entretenir. C'était une honnête
voiture à l'époque de sa sortie en soixante sept, mais en dehors du fait
qu'elle était maintenant techniquement dépassée, elle avait subi quelques
accrochages et accidents mineurs et son âge rendait son entretien de plus en
plus délicat, forçant souvent Lester à rechercher des pièces dans les
casse-autos ("chez les antiquaires", disait Molly). Mais il
était exact qu'il aimait bien cette voiture rustique et bon enfant à la
silhouette reconnaissable entre mille. Grâce au temps qu'il lui consacrait,
elle était en bon état sur le plan mécanique, par contre les réfections de
peinture n'étaient pas commencées et son esthétique en souffrait,
particulièrement à cause de cette portière sang de bœuf qui tranchait malencontreusement
sur le beige du reste de la carrosserie. Il comprenait sans peine que Molly
préférât parader à Knightsbridge avec la BMW.
Elle
s'était laissée tomber sur un fauteuil du coin salon et feuilletait d'un air
distrait un magazine de télévision.
Tu ne me demandes pas ce que je vais faire à Londres ?
Mais tu as parlé de courses, il me semble.
Et ça te suffit ? (elle leva le nez de sa revue et le regarda d'un air qu'elle s'efforçait de rendre sévère). Alors je peux te raconter n'importe quoi, tu t'en fiches ! et si j'allais voir un homme ?
Lester
haussa les épaules.
Ça m'étonnerait. Qui pourrait te supporter ?
Il
réussit in extremis à éviter le magazine transformé en projectile mais le chat
n'eut pas la même chance et sauta sur ses pattes avec un couinement furieux
avant de disparaître comme une fusée par la porte du jardin.
---
Lester
sortit lentement l'Anglia, franchit le portail, stoppa quelques mètres plus
loin au bord du trottoir et descendit de la voiture pour refermer derrière
Molly. Le soleil était au zénith et la chaleur atteignait son maximum. Le
quartier du prieuré paraissait déserté de tout être vivant. Même les oiseaux
avaient disparu. Le métal du portail était brûlant et le macadam commençait à
ramollir par endroits. Déjà en nage, Lester s'épongeait en permanence le front
d'un mouchoir depuis longtemps saturé. Il avait trouvé sur le siège de l'Anglia
une serviette de toilette et bénissait Molly d'y avoir pensé.
La
grosse berline noire vira à son tour silencieusement sous le soleil. Lester se
pencha en avant et adressa à Molly, invisible derrière les vitres teintées, un
salut de la main :
À ce soir, trois pommes !
Pauvre type !
Quelques
minutes plus tard, il sortait d'Harlow et empruntait l'autoroute M 11 vers le
nord en direction de Cambridge, toutes vitres baissées. Bien que modérée, la
vitesse de la Ford suffisait à procurer l'illusion d'un soupçon de fraîcheur et
Lester se persuada que l'après midi serait peut-être moins pénible qu'il ne
l'avait craint. Rasséréné, il résolut d'être de bon poil envers et contre tout
et farfouilla de la main gauche dans le bazar de la boite à gants pour tenter
d'y dénicher une cassette. Il jeta un regard rapide vers la première qu'il y
pêcha et reconnut le visage bovin d'une chanteuse à la mode dont les couplets
lénifiants encombraient les ondes depuis quelques mois. Avec une pensée peu
flatteuse pour les goûts musicaux de Molly, il enfouit d'une poussée énergique
la cassette au plus profond de la boîte à gants et reprit son exploration à
l'aveuglette. La seconde tentative fut couronnée de succès et il ne lui fallut
qu'une fraction de seconde pour identifier du coin de l'œil les quatre visages
déformés en longueur surmontés des franges de cheveux les plus célèbres du
monde : The Beatles, "Rubber Soul" ! Un instant plus tard, les
glissandos lascifs de la fameuse intro de Drive My Car emplirent la
petite voiture et Lester se risqua à fredonner en même temps que Lennon et
McCartney : "Asked a girl what she wanted to be…". Bonté
divine, pensa-t-il, ce truc avait quinze ans et n'avait pas pris une ride. Ça
c'était de la musique !
Le
ciel était désespérément bleu, sans le moindre soupçon de nuage. C'était tant
mieux pour l'essai du Mosquito mais Lester, comme probablement tous les
automobilistes qu'il croisait, se serait volontiers accommodé d'une météo un
peu moins saharienne. La lumière se reflétait cruellement sur la chaussée
surchauffée et il s'en voulait d'avoir oublié ses lunettes de soleil. Par
bonheur, il avait pensé à se munir d'une bouteille d'eau minérale et s'en
abreuvait de temps à autre au goulot. Mais le temps passant, le niveau de la
bouteille était au plus bas et le peu de liquide qui y restait devenait
écœurant tant il s'était réchauffé.
A
hauteur de Cambridge, la douce poésie de Norvegian Wood déroulait
lentement son rythme à trois temps quand Lester quitta l'autoroute pour
s'engager sur le petit tronçon de l'A 505 qui menait à l'aérodrome de Duxford
où il arriva peu après. Un bref regard à sa montre le rassura ; il était dans
le créneau horaire demandé par Dick Roscoe. Lester détestait être en retard et
les retardataires chroniques l'incommodaient au point que la ponctualité
constituait une condition sine qua non pour prétendre figurer au nombre de ses
amis ou collaborateurs.
Duxford
n'était pas un aérodrome de campagne quelconque. Il faisait partie avec Biggin
Hill, Kenley, Dungeness et quelques autres des terrains d'aviation les plus
célèbres du Royaume Uni pour leur rôle majeur au cours de la bataille
d'Angleterre. Mais son histoire remontait à bien plus longtemps puisqu'il avait
été construit pendant la première guerre mondiale, et d'ailleurs quatre hangars
de cette époque subsistaient encore. Il avait été témoin de la naissance de la
Royal Air Force, le Spitfire y avait pris son premier envol et il avait
vu se former le premier squadron[1]
équipé de ce magnifique oiseau. Durant les trente-sept années de sa carrière
militaire, les meilleures unités anglaises et américaines s'y étaient succédées
et le légendaire Douglas Bader lui-même y avait été basé.
Puis
vint la disgrâce. Au tout début des années soixante, les responsables de l'état
major jugèrent que Duxford ne présentait plus d'intérêt militaire et l'armée
abandonna les lieux. Le sort du site fut incertain pendant de longues années et
il s'en fallut de peu qu'il ne devienne complexe sportif ou prison. Il ne dut
son salut qu'à un miracle qui arriva de l'Imperial War Museum. Le
prestigieux musée londonien estima que le vieil aérodrome serait parfait pour y
entreposer, entretenir et exposer les nombreux avions qui ne pouvaient trouver
place dans ses murs et il fit en sorte de pouvoir en disposer. Cet événement
marqua le début de la seconde carrière de Duxford. En ce début des années
quatre-vingt, les collectionneurs commençaient à s'y installer, il ne se
passait pas de mois sans qu'un atelier de restauration ou d'entretien y ouvrît
ses portes, la construction de nouveaux bâtiments était en projet et il
semblait bien que le site fût appelé à devenir rapidement un centre important
de l'histoire de l'aviation de la deuxième guerre mondiale.
Lester
connaissait bien Duxford. Il y avait fait de nombreux vols d'essais, notamment
pendant la guerre à l'époque de la mise en service opérationnel du formidable
Hawker Typhoon. Il se souvenait de l'expression à la fois admirative et
inquiète des pilotes lorsqu'ils découvraient pour la première fois le monstre
gigantesque qu'ils étaient sensés devoir dompter. Leur inquiétude était hélas
fondée car quelques accidents graves vinrent endeuiller la création des
premières unités équipées du Typhoon.
Lester se dirigea vers le hangar de l'association en évitant soigneusement de couper par les espaces dégagés. Il estimait préférable de longer les bâtiments au plus près de manière à profiter du peu d'ombre qu'ils offraient. L'aérodrome était silencieux et paraissait absolument désert. Dispersés sur les tarmacs ou sur l'herbe, les plus gros appareils de l'Imperial War Museum cuisaient doucement dans leur jus. Lester les connaissait pour la plupart mais n'avait jamais eu l'occasion de les piloter. Ah oui ! le Short Sunderland quand même ! il l'avait emprunté comme passager pour une petite liaison de service vers la France après le débarquement de Normandie et son pilote lui avait confié pendant quelques minutes le manche de ce gros hydravion quadrimoteur ventru. Il se souvenait encore de sa surprise en découvrant l'étonnante douceur du pilotage de l'appareil et sa docilité à obéir à la moindre sollicitation de son cocher. Le grand oiseau blanc était maintenant cloué au sol, définitivement privé de l'élément pour lequel ses créateurs l'avaient conçu et Lester en ressentait une certaine nostalgie. Qui sait ? peut-être qu'un jour… mais non ! c'était impossible. La remise en état de vol d'un tel monument demandait des moyens humains, matériels et financiers dont aucune association de collectionneurs ne disposerait jamais. Aux Etats Unis, la Conferedate Air Force restaurait avec succès des machines encore plus grosses que le Sunderland mais ça n'avait rien à voir. Au Texas les milliardaires poussaient comme des cactus !