Perdu
dans ses pensées, Lester arriva à hauteur d'un hangar de tôle aux portes
grandes ouvertes et encombré d'avions disposés d'une manière qui paraissait de
prime abord anarchique mais se révélait à l'examen savamment calculée pour
permettre d'entreposer le maximum d'appareils ; solution efficace mais peu
pratique qui présentait l'inconvénient d'avoir à déplacer avec précaution une
demi douzaine de machines pour pouvoir atteindre celle qu'on voulait sortir du
hangar. Le Mosquito trônait à l'entrée et Lester constata immédiatement que la
possibilité de le faire voler le jour même était à écarter puisqu'il y manquait
l'hélice de droite. Debout derrière un petit bureau cerné de rouleaux de carton
et de documents empilés à même le sol, Richard Roscoe était penché sur un plan
maintenu déroulé grâce à quelques outils posés sur ses coins. Il leva la tête à
l'approche de Lester, sourit en regardant par dessus ses lunettes en demi lune
et contourna le bureau pour l'accueillir.
Hello Lest !
Hello Dick !
Considérant
en bon anglais cette débauche d'effusions comme largement suffisante, Roscoe
passa immédiatement aux choses importantes :
Tu veux boire quelque chose de frais ?
Devant
une table métallique, un mécanicien d'un certain âge au crâne dégarni leva
simplement une main en guise de bienvenue puis, armé d'une minuscule clef à
pipe, il se replongea avec gourmandise dans le réglage minutieux d'une
mystérieuse petite boîte huileuse hérissée de tiges filetées. Personne ne
l'avait jamais entendu prononcer plus de quatre mots par jour et Lester
ignorait tout de lui en dehors du fait qu'il se prénommait Geoffrey.
Un
quatrième homme juché sur un escabeau dressé devant l'aile droite du Mosquito
et dont la tête disparaissait presque toute entière par une trappe de visite du
moteur ne s'était pas encore rendu compte de l'arrivée de Lester. Celui-ci
l'identifia néanmoins instantanément à son gabarit longiligne et surtout à sa
tenue vestimentaire : il était presque nu, vêtu d'un simple caleçon de bain aux
lacets dénoués déjà posé très bas sur ses hanches maigres et qui menaçait à
chaque mouvement de succomber aux lois immuables de la gravitation universelle.
Quel
qu'en fût le prétexte – y compris celui de la canicule – il était évident
qu'aucun sujet de Sa Gracieuse Majesté ne se serait jamais laissé aller à une
tenue aussi peu convenable. C'est en tout cas ce que tentait de traduire la
mimique de Dick qui montra les paumes de ses mains en un geste d'impuissance
comme pour se dégager de toute responsabilité concernant ce déplorable état de
choses. L'expression du very british[1]
Richard Roscoe était si empreinte de réprobation que Lester ne put s'empêcher
de sourire. Il entendit les mots "voilà ce qui arrive quand on
travaille avec des étrangers !" aussi clairement que s'ils
avaient été prononcés.
Lester
s'approcha de l'escabeau et saisit à pleine main la cheville du nudiste qui
extirpa aussitôt sa tête du moteur. Le visage maculé de graisse d'un jeune
homme d'une trentaine d'année apparut.
Mmfff ? (il ôta le tournevis qu'il tenait en travers de la bouche) OUAIS ! bonjour monsieur Hobson. Comment allez-vous ?
Il
se pencha en avant et tendit joyeusement une main noire à Lester qui recula
vivement en levant les bras comme si Billy Le Kid le menaçait de son six-coups.
Ça va Freddy, merci ! mais euh… si vous permettez on se serrera les mains après la douche. Ok ?
Cette
manie des français de serrer les mains à tout bout de champ ! Frédéric Altairac
était un jeune ingénieur en électromécanique complètement fondu d'avions
anciens. Il était membre d'une sympathique amicale qui organisait chaque année
à Pentecôte une fameuse fête aérienne au sud de Paris et c'était à l'occasion
d'un de ces meetings auquel Lester participait que les deux hommes avaient fait
connaissance. A leur première rencontre Frédéric avait eu beaucoup de mal à
trouver ses mots, éperdu d'admiration et de respect pour cet homme qui avait
piloté les plus beaux avions du monde et avait participé à la bataille
d'Angleterre. Ils s'étaient revus plusieurs fois par la suite et son attitude
s'était peu a peu décontractée. Il n'avait néanmoins jamais pu se résoudre à
tutoyer Lester bien que celui-ci l'en eût prié et il persistait à lui donner du
"monsieur Hobson" gros comme le bras. Frédéric était venu un
soir dîner à Harlow et Lester n'avait eu aucun mal à le persuader de s'intégrer
à la petite association de Duxford. Depuis, le jeune français partageait sa
passion entre les deux pays et passait souvent ses congés en Angleterre comme
c'était le cas cet été là.
Pour
sa part, Lester appréciait l'enthousiasme communicatif de Frédéric. Du moment
qu'il s'agissait d'avions anciens, il était partant sans aucune réserve !
Lester lui aurait proposé de l'aider à construire deux douzaines de Spitfires
dans son garage, il aurait répondu "Ouais ! Super !" sur ce ton d'une
absolue conviction qui ravissait l'anglais. Chez Frédéric, la volonté de
réaliser les choses n'était jamais encombrée du moindre doute et il était
toujours prêt à entreprendre n'importe quoi. Cette attitude le faisait
probablement passer pour un dingue aux yeux de la plupart de ses contemporains.
Hobson, au contraire était intimement convaincu que c'était de cet enthousiasme
aveugle que naissaient les grandes choses.
Lester
avait toujours été agacé par le fameux antagonisme prétendument traditionnel
entre les anglais et les français. C'était à son sens une attitude ringarde qui
ne reposait sur rien de concret, mais elle était soigneusement entretenue de
part et d'autre du Channel par quelques provocateurs au quotient intellectuel
proche du zéro absolu et le moindre incident susceptible de l'alimenter était largement répercuté par une
presse à scandale en mal de copie. Il jugeait grotesques les déclarations sur
le thème "les français sont ceci, les français sont cela". C'était du
plus profond ridicule et le fait qu'une poignée d'imbéciles agissaient de même
de l'autre côté de la Manche à l'égard des anglais ne justifiait en rien ces
stupidités nuisibles aux rapports entre deux nations qui avaient maintes fois
démontré que rien ne pouvait leur résister lorsqu'elles étaient unies. Bien
sûr, il connaissait des français cons comme des balais (une expression
chère à Frédéric) qui dégainaient Jeanne d'Arc ou Mers-el-Kebir dès qu'il était
question d'anglais ! mais il aurait pu dresser une longue liste de ses
compatriotes qui ne valaient guère mieux et vomissaient des injures à chaque
essai que le Quinze de France marquait à Twickenham. Bon sang, ces idioties
avaient vraiment assez duré !
Il
referma le petit réfrigérateur, décapsula son Tonic et dégusta les yeux fermés
le liquide délicieusement frais qui picotait agréablement entre la langue et le
palais. Puis il laissa tomber la canette dans une corbeille et s'approcha de
Roscoe.
Bon, Dick ! c'est quoi ce fameux changement de programme ?
Le Mosquito n'est pas prêt.
Merci ! j'avais remarqué. Il y a eu un problème ?
Oui et non. Pour le moteur, tout s'est bien passé et je suppose qu'il doit bien tourner mais on n'a pas pu l'essayer à cause de l'hélice. Au moment de la remonter j'ai trouvé une anomalie et il me manquait une pièce pour réparer. Comme c'est arrivé samedi matin, je n'ai pas pu joindre Stan à l'atelier et…
Bon d'accord. J'ai compris. Pour le Mosquito c'est fichu pour aujourd'hui. Mais alors explique-moi pourquoi je suis là !
Pour essayer le 109.
QUOI ? mais je croyais que…
Attends ! je t'explique (Lester croisa les bras). Normalement, l'intervention sur le 109 n'était prévue que pour début août. Je suis bien placé pour le savoir puisque c'est moi qui ai planifié les révisions. Mais puisque c'était raté pour le Mossie à cause de cette fichue hélice, on n'allait pas passer le week-end à faire des mots croisés, alors on s'est reportés sur le 109.
Et vous l'avez entièrement terminé en deux jours ?
Même pas ! il était prêt samedi soir. Souviens-toi qu'il n'y avait que les câbles de transmission des commandes à régler puisque tout le reste a été révisé au printemps. Mais je tenais à faire tourner le moteur et à essayer le train d'atterrissage dimanche, parce que ça fait quand même deux semaines…
Lester
acquiesça d'un hochement de tête. L'avion était en effet resté quinze jours
cloué au sol depuis ce vol d'essai où il avait trouvé les commandes un peu
molles. Dick poursuivit :
Le Daimler[2] tourne comme une montre. Pour le train, on a mis la bête sur cales dans l'après midi : aucun problème ! bref, hier au soir tous les voyants étaient au vert, alors j'ai pris la responsabilité de ne pas annuler la séance d'essais et c'est à ce moment que j'ai laissé un message sur ton répondeur.
Lester
Hobson ne semblait qu'à moitié emballé. Par nature, il aimait les choses
planifiées bien à l'avance et appréciait peu les changements de dernière
minute.
Je vois. Bon ! eh bien on va essayer le 109. Mais vous l'avez planqué où, ce piège à rats ?
Il est dans le petit hangar. On l'a remorqué là bas parce que c'est juste à côté de la piste en herbe.
Bien vu ! pas la peine de griller le moteur en faisant taxi[3], surtout avec cette température ! Bon. On y va quand tu veux.
C'est parti !
Un
peu plus tard, d'un pas alourdi par la chaleur, les quatre hommes se
dirigeaient vers le petit hangar blanc qui servait de local annexe à
l'association.
Cédant
à l'insistance de Dick Roscoe, Frédéric avait passé à la va-vite un pantalon et
un t-shirt et il râlait en solo et en français :
Fallait me prévenir ! j'aurais amené un nœud papillon et des chaussures vernies.
Dick
comprenait assez de français pour saisir l'essentiel du poème mais il avait
pris la sage décision de faire semblant de ne pas entendre. Quant à Lester,
tout en marchant il consultait une fiche cartonnée sur laquelle Dick avait
rédigé la liste des points à tester durant le vol.
Frédéric
et Geoffrey contournèrent le hangar pour attendre à l'extérieur devant les
lourds panneaux à glissières. Dick et Lester y pénétrèrent par une porte de côté.
Comme le local n'avait pas été ouvert depuis la veille, la température qui y
régnait - bien qu'élevée - semblait presque raisonnable. L'intérieur était
plongé dans une obscurité totale. Dick pressa un interrupteur et quatre tubes
fluorescents en fin de carrière bégayèrent quelques secondes avant de se
stabiliser, éclairant chichement d'une lueur verdâtre un espace moins encombré
que le grand hangar. On y voyait surtout des pièces détachées : un tronçon
de fuselage, deux ou trois roues, une grande hélice, une aile de biplan posée
contre un mur…
Un
seul avion se trouvait là : un monomoteur de chasse à la silhouette d'un autre
âge, un ptérodactyle menaçant arque bouté sur ses pattes grêles, les ailes
déployées, le mufle tendu, prêt à s'élancer, avide d'espace, impatient de tuer.
Le Messerschmitt
109 partageait avec le Spitfire anglais, le Zéro japonais, le
Mustang américain et quelques autres la gloire de compter parmi les
avions de combat à hélice les plus connus du monde. Et si l'on prenait pour
critères les ouvrages publiés à son sujet, le nombre de modèles réduits qu'il
inspirait et la légende qui auréolait son histoire, il est même probable qu'il
figurait en tête de peloton des avions les plus célèbres du deuxième conflit
mondial. Cette renommée tenait en grande partie au fait qu'il avait constitué
d'un bout à l'autre de sa courte carrière le fer de lance de la chasse
allemande. Des appareils plus récents, plus rapides, plus performants ou mieux
armés l'avaient épaulé mais jamais complètement remplacé. Pour ajouter à sa
légende, les meilleurs pilotes de la Luftwaffe avaient remporté à son bord un
nombre invraisemblable de victoires aériennes.
Mais
il était également célèbre pour son look unique. Bien qu'il fût l'un des plus
petits de tous les avions de chasse de la dernière guerre, il ne le cédait à
aucun autre pour l'impression de puissance qu'il dégageait. Même à terre – et
peut-être encore plus à terre qu'en vol – il était inquiétant, agressif,
presque méchant.
Une
autre de ses particularités ajoutait encore à l'intérêt que les amateurs lui
portaient : il était rare. Très rare même ! Moins d'un demi siècle après sa
naissance, les survivants de cet appareil construit à plusieurs milliers
d'exemplaires se comptaient sur les doigts et très peu de musées dans le monde
pouvaient s'enorgueillir d'en posséder. Quant à remettre l'un d'eux en état de
vol, il n'y fallait même pas penser.
C'était
du moins l'avis de tout le monde jusqu'à ce que la restauration d'un moteur
Daimler-Benz d'origine se révélât possible six ans plus tôt. Le Battle of
Britain Museum de Hendon acheta deux moteurs préservés en Suisse, fit
compléter l'un avec des pièces de l'autre par une équipe de spécialistes et
confia l'unique Messerschmitt 109 qu'il possédait à l'association de Duxford, à
charge pour elle de le remettre en conditions de vol, de l'entretenir et de le
présenter au public[4].
Après
cinq années de travail acharné, de passion et d'enthousiasme, le premier vol
avait enfin eu lieu au mois de mars précédent et les ennuis avaient commencé :
soit le moteur surchauffait, soit l'appareil vibrait, bref il y avait toujours
un incident qui obligeait l'équipe de mise au point à interrompre les essais.
Ces problèmes avaient cependant été résolus un à un et au début du mois de juin
il semblait bien que l'avion mythique serait prêt à tenir la vedette des
spectacles aériens de l'été. Malheureusement il y avait eu ce vol où Lester
avait trouvé les transmissions de commandes suspectes et la déception s'était
abattue sur le petit monde des amoureux de l'aviation. Tous les projets de
participation aux meetings européens avaient été annulés. Le public devrait
encore patienter pour voir un 109 en vol.
Dick et Lester déverrouillèrent les grands panneaux métalliques et s'arque boutèrent sur leurs renforts pour les faire glisser, aidés par les deux hommes restés à l'extérieur. Une vive lumière inonda le hangar et sa température grimpa instantanément de quelques degrés. Fort heureusement, l'orientation du local préservait une petite zone d'ombre devant sa porte. Les quatre hommes tirèrent l'avion qui se retrouva aux trois-quarts dehors et la préparation du vol commença aussitôt. Le pilote et les mécaniciens savaient exactement ce qu'ils avaient à faire et les mots étaient superflus. Des panneaux furent dévissés, des contacts vérifiés, des pressions ajustées, des niveaux de fluides rétablis, le tout dans un silence quasi monacal à peine troublé par le bruit d'un outil qu'on posait ou d'un escabeau qu'on déplaçait.
[1] Très britannique.
[2] Constructeur allemand d'automobiles et de moteurs.
[3] Faire taxi : rouler au sol en avion.
[4] Note de l'auteur : il s'agit d'une fiction. Le Battle of Britain Museum de Hendon possède réellement un Messerschmitt 109 modèle E mais jusqu'à présent (2001) sa remise en état de vol n'a jamais été envisagée.