Lester se hissa sur l'aile gauche, fit basculer de l'autre côté la fameuse verrière toute en angles et se glissa tant bien que mal dans l'étroit cockpit qui n'avait manifestement pas été conçu pour un pilote de son gabarit. Il consacra d'abord selon son habitude dix bonnes minutes à enregistrer mentalement l'emplacement et le rôle de chaque cadran, chaque levier, chaque bouton. Les mains posées sur ses genoux, il ne touchait absolument à rien, ne bougeait pas, fermant parfois complètement les yeux, concentrant toute son énergie sur la mémorisation de chacun des éléments de l'habitacle. De l'extérieur, un observateur non averti aurait pu croire qu'il dormait.

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14h51

Tout était prêt. Geoffrey avait déjà mis en place les cales métalliques devant les roues et Dick, juché sur l'aile, aidait Lester à boucler son harnais.

      Tu es certain de ne pas vouloir mettre ton casque ? ou au moins un serre-tête ?

      Ecoute Dick, ne m'embête pas avec ton casque ou avec une combinaison ou je ne sais quoi. Je n'en ai pas besoin pour voler en cercle à basse altitude autour du terrain, tout de même ! Si j'avais à grimper ou à passer des figures, ok ! mais là, c'est de la promenade. Avec cette chaleur, je n'ai pas envie d'étouffer.

      Comme tu veux, murmura Dick d'un ton faussement résigné en regardant ailleurs.

Lester s'en voulut de la brutalité de sa réponse. Il saisit le poignet de Dick pour le forcer à le regarder et lui adressa un sourire contrit.

      Excuse-moi ! je suis un peu énervé. C'est à cause du temps. Mais ne t'inquiète pas ! ce n'est pas la première fois que je vole sans équipement. Tout ira bien, je t'assure.

Une main agrippa le bord du cockpit et le visage de Frédéric apparut.

      Monsieur Hobson, vous voulez boire quelque chose avant d'y aller ?

      Ça c'est sympa, Freddy. Regardez s'il reste un Tonic au frais.

Frédéric partit au pas de course vers le hangar. Dick le regarda s'éloigner, se pencha vers Lester et murmura d'un ton de conspirateur :

      Dix contre un qu'il revient à poil.

      Tenu !

Les deux hommes éclatèrent de rire. Dick regarda sa montre.

      Bon. On démarre ?

      On démarre.

Dick descendit de l'aile gauche et réapparut sur l'autre aile, armé d'une manivelle qu'il introduisit dans un orifice situé sur le côté du capot moteur. Il aboya la formule de sécurité réglementaire :

      Personne devant ?

Geoffrey qui se tenait à plus de dix mètres de l'hélice leva les bras en guise de réponse et Dick s'appuya de tout son poids sur la manivelle. Sous le capot, le mécanisme du démarreur à inertie commença à tourner, lentement d'abord puis de plus en plus vite. Lorsqu'il atteignit la vitesse de rotation souhaitée, Lester pressa fermement du pouce le bouton de démarrage et la grande hélice se mit en mouvement. Dick retira la manivelle de son logement. Un premier éternuement du Daimler déchira le silence de l'aérodrome, presque aussitôt suivi d'une seconde explosion plus forte que la première accompagnée d'un nuage de fumée brune à l'odeur âcre. Dick évacua rapidement l'aile en se couvrant le nez du creux de la main. L'instant d'après, les douze cylindres rugissaient, l'hélice était devenue un cercle transparent et l'appareil s'ébrouait dans ses cales. Lester, déjà plongé dans les mille vérifications nécessaires au bon fonctionnement d'un moteur de cette puissance, ne vit pas le signe triomphal du pouce que lui adressa Geoffrey.

14h58

Le Daimler ronronnait au ralenti et les indicateurs de température et de pression approchaient des valeurs normales. Il fallait décoller sans tarder avant que le moteur ne surchauffe. Une canette de Tonic apparut devant les yeux de Lester. À sa gauche, Frédéric le regardait, les cheveux dans le vent de l'hélice, avec l'expression de satisfaction béate qu'on voit aux apôtres sur les vitraux des églises. Lester vida la petite bouteille d'un trait et la rendit au jeune homme avec un clin d'œil. Frédéric fit un signe de la main et disparut instantanément, comme aspiré par une trappe.

Lester rectifia la position de ses écouteurs, remonta le micro devant ses lèvres et contacta la tour de contrôle pour obtenir l'autorisation de rouler vers la piste en herbe. De chaque côté de l'avion et à distance respectable de l'hélice, Geoffrey et Dick ne quittaient pas le pilote des yeux. Ayant obtenu le feu vert du contrôle, Lester fit un signe des deux pouces vers l'extérieur. Aussitôt, les deux hommes tirèrent simultanément sur la corde qu'ils tenaient, libérant les roues de leur cale. Lester ferma la verrière, vérifia du regard que le champ était libre devant l'appareil et poussa légèrement la manette des gaz. Le son du moteur grimpa d'un cran et le 109 s'ébranla lentement.

La vision vers l'avant était totalement occultée par le capot. Fort heureusement, le seuil de la piste en herbe n'était pas loin et l'avion avait été préalablement orienté pour pouvoir s'y diriger en ligne droite. Tenant d'une main l'extrémité de l'aile gauche, Frédéric trottait à côté de l'appareil qui cahotait maladroitement à chaque irrégularité du terrain. Un peu plus loin, il fit signe à Lester de ralentir et de virer un peu pour s'aligner sur l'axe de piste. S'aidant du souffle de l'hélice sur le gouvernail, jouant des gaz et du palonnier, le pilote effectua docilement les dernières corrections de trajectoire que lui indiquait le jeune homme. Quand il jugea le 109 parfaitement aligné pour son décollage, Frédéric se raidit en un impeccable garde-à-vous et croisa les bras au dessus de sa tête, sérieux comme un pape et visiblement très fier de l'importance de son rôle.

Après une dernière vérification des instruments et un dernier réglage des commandes, Lester contacta le contrôle pour l'autorisation de décoller, vérifia le verrouillage de la canopée, resserra son harnais, se balança d'une fesse sur l'autre pour bien se caler dans le siège-baquet, adressa un signe aux trois hommes qui l'observaient depuis le bord de la piste puis poussa lentement mais fermement la manette des gaz.

Dans le rugissement profond des onze cent chevaux de son moteur, le Messerschmitt s'élança en dansant sur les touffes d'herbe.

15h02

Allégé des armes et du blindage qui surchargeaient sa version opérationnelle quarante ans plus tôt, l'avion accélérait très rapidement au décollage. Aussi Lester n'eut-il pas à attendre longtemps pour mettre le 109 en ligne de vol d'une légère poussée du manche. La queue de l'appareil se souleva du sol et le capot moteur s'escamota progressivement vers le bas, découvrant enfin au pilote une vue avant convenable. L'avion ayant légèrement dévié pendant son accélération, Lester le replaça sur l'axe de la piste d'une pression mesurée du pied. Un peu plus loin, les cahots et les bruits de roulement cessèrent soudain.

Depuis le bord de la piste d'où ils observaient la scène, Dick, Geoffrey et Frédéric, une main en visière au dessus des yeux, regardèrent l'appareil quitter le sol, gagner de l'altitude, s'incliner en un léger virage et se fondre peu à peu dans le ciel limpide d'Angleterre. Ils restèrent là un instant, perdus dans leurs pensées, se réhabituant au silence. Frédéric fut le premier à redescendre sur terre.

      Euh… s'il en a pour une demi heure, on ferait peut-être aussi bien de l'attendre à l'ombre avec une bière fraîche, non ?

Dick Roscoe s'adressa ostensiblement à Geoffrey comme si Frédéric n'existait pas :

      Tu sais que finalement il n'est pas bête ce garçon, pour un français !

15h14

A mille pieds du sol, Lester parcourait régulièrement un grand carré de quelques kilomètres de côté dans le ciel du Cambridgeshire. Il avait collé la fiche cartonnée de Dick avec du ruban adhésif à sa droite et exécutait un a un tous les tests de la liste. Jusque là tout se présentait bien. Il avait manœuvré le train d'atterrissage à plusieurs reprises, sorti et rentré les volets, fermé et ouvert les radiateurs, volé à vitesse minimum à la limite du décrochage, effectué quelques essais pleins gaz et tout s'était bien passé. De plus, la mollesse de transmission des commandes constatée lors du vol précédent avait complètement disparu. Les mécanos étaient de vrais magiciens.

Lester jeta un œil à la jauge de carburant et estima qu'il avait le droit de s'accorder quelques instants de repos avant de poursuivre les essais. Il se sentait bien. La chaleur était atténuée par l'altitude et il jouissait pleinement de son bien-être. Sous ses ailes, la campagne anglaise déroulait l'échiquier vert et or de ses champs rectangulaires. Ça et là, des villages de jouets étaient reliés entre eux par de petites routes bordées de haies et presque dépourvues de virages. Il distinguait à quelque distance les installations de Duxford et au delà la tache claire de Cambridge avec son nœud autoroutier.

Du côté opposé, au loin, invisible à cause du violent contre-jour, on devinait l'agglomération londonienne. Il pensa à Molly. Quelque part, là-dessous, cette chipie était en train de le ruiner chez Harrods ou l'un de ses complices. Il se força à sourire, un peu inquiet quand même. Molly se montrait parfois totalement inconsciente et pouvait fort bien ramener à Harlow une commode Chippendale ou un Gauguin. Allez savoir avec un numéro pareil ! Il se promit de mieux contrôler dorénavant les dépenses de Molly mais en abandonna aussitôt l'idée. Ce genre de bonne résolution ne résistait pas à l'examen. Contrôler Molly… n'importe quoi ! Personne n'était capable d'un tel prodige et de toutes façons il n'avait nulle envie d'essayer. Il aimait cette éternelle gamine précisément parce qu'elle était incontrôlable. Avec un haussement d'épaules et une dernière pensée émue pour son compte bancaire en péril, il consulta la fiche cartonnée et reprit le cours des essais.

15h23

Lester tira lentement la commande des gaz vers l'arrière. Le hurlement du moteur redescendit vers les notes graves et l'aiguille de l'indicateur de vitesse quitta le chiffre des quatre cent cinquante kilomètres à l'heure. D'un mouvement presque imperceptible du manche, le pilote corrigea par réflexe la tendance de l'appareil à piquer du nez avec la décélération. Puis il harmonisa le pas de l'hélice avec le nouveau régime du moteur, jeta un dernier coup d'œil sur la fiche de Dick et poussa un soupir libérateur. Les tests étaient terminés. Il pouvait rentrer.

Les instruments de navigation indiquaient que ce dernier essai à haute vitesse l'avait entraîné assez loin de l'aérodrome. Il vérifia d'un regard si l'espace était libre sur sa gauche et effectua un large demi tour. Lorsque le capot du 109 pointa de nouveau vers Duxford, Lester équilibra l'allure de l'avion à une valeur raisonnable. Il avait le temps et il était inutile de fatiguer d'avantage le précieux Daimler déjà largement sollicité au cours de la demi heure qui venait de s'écouler.

Lui aussi était fatigué. L'âge n'avait en rien affecté sa maîtrise du pilotage mais il supportait moins bien qu'avant les longues périodes de concentration exigées par les essais en vol. La chaleur recommençait à l'accabler. Il tenta d'entrouvrir un panneau de plexi coulissant mais la violence et le bruit du déplacement d'air le firent renoncer.

Dieu, que ce cockpit était étroit ! à présent que les essais étaient achevés, il réalisait qu'il était complètement ankylosé. Dans un espace aussi limité, aucun mouvement autre que ceux qu'exigeait le contrôle de l'appareil n'était permis. Il se sentait comme un otage ligoté sur une chaise. Un instant, la tentation de pousser un peu la vitesse pour être libéré au plus vite de ce carcan l'effleura, mais sa conscience professionnelle reprit le dessus : il fallait à tout prix ménager la précieuse machine. Après tout, il n'avait plus que quelques minutes à souffrir. Il essaya de penser à autre chose.

Il pensa à ses fils. Il ne les voyait plus guère qu'une ou deux fois par an. Mais ils vivaient loin de Londres et n'étaient plus des enfants depuis longtemps. Quel âge avaient-ils déjà ? William était de quarante huit, il avait donc trente deux ans. George avait deux ans de moins puisqu'il était né le quatorze juillet cinquante.

Lester sursauta. Bonté divine… le quatorze juillet ! George avait juste trente ans aujourd'hui. Il fallait absolument qu'il lui téléphone dans la soirée pour lui souhaiter un heureux anniversaire. Comment avait-il pu oublier ? A la naissance de George, Patricia lui avait fait remarquer que son deuxième fils venait au monde juste dix ans après la mission de guerre au cours de laquelle il avait remporté cette fameuse victoire…

15h28

Il réalisa soudain.

Il y avait juste quarante ans aujourd'hui qu'il avait descendu cet appareil allemand isolé. Jour pour jour et presque heure pour heure ! le rapport d'opérations du squadron indiquait 15h35. Et il était (il regarda sa montre) 15h28.

C'était incroyable. Un extraordinaire concours de circonstances ! L'improbable allait se produire : Dans sept minutes, il serait en train de piloter un avion du même type que celui qu'il avait abattu exactement quarante ans plus tôt, à la seconde près.

Il se sentait de plus en plus mal à l'aise. Des détails de cette fameuse journée lui revenaient en mémoire (il n'avait appris certains d'entre eux qu'après coup) : le convoi de cargos que les allemands tentaient d'attaquer devant Douvres, les trois squadrons que l'état-major de la chasse avait envoyé pour les intercepter (dont le sien : le 615 de Kenley), le speaker de la BBC qui commentait le combat comme s'il s'agissait d'un match de cricket, les gens au soleil sur les plages (c'était un dimanche) se montrant du doigt les traînées de condensation ou les panaches de fumée des avions abattus. Et cette chaleur terrible ! il en avait souffert ce jour là aussi dans son Hurricane.