A présent, Lester était totalement en nage. Sa respiration s'accélérait et une sourde appréhension l'envahissait peu à peu. Il prit conscience d'un début de mal de tête. Heureusement, il commençait à distinguer l'aérodrome dans le lointain mais sa vue se brouillait. Il se contorsionna pour sortir son mouchoir d'une poche de son jean et s'en épongea fébrilement le visage et la nuque. Ses cheveux étaient trempés et la sueur lui brûlait les yeux. Pourquoi n'avait-il pas écouté Dick qui lui conseillait de mettre au moins une casquette ? il avait le crâne brûlant. Quel vieil imbécile il était !

Il essaya de respirer profondément pour retrouver un peu de tonus par un apport d'oxygène. Selon une méthode qu'il avait souvent appliquée, il redressa le torse et leva la tête vers le ciel pour bien libérer sa gorge.

Au travers du plexi, ses yeux rencontrèrent le soleil. Un poignard lui traversa la tête à hauteur des tempes en même temps qu'une horrible nausée lui tordait l'estomac. Il grimaça de douleur, les dents serrées et les paupières crispées. Un faible gémissement lui échappa, comme une plainte d'enfant.

Lester Hobson perdit connaissance.

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15h30

Son malaise ne dura que quelques secondes. A peine conscient, son instinct de pilote lui fit instantanément reprendre en mains l'avion en perdition. Il se força à respirer lentement, la bouche grande ouverte, et la douleur qui lui vrillait le crâne s'estompa quelque peu. Mais il n'y voyait presque plus. Encore sous l'effet de l'éblouissement, il ne distinguait que des couleurs ou de vagues taches de lumière et d'ombre. Il fallait absolument qu'il retrouve un minimum de vision pour atterrir. Il frotta le dos de sa main gauche sur sa cuisse et s'en essuya les yeux.

Le plus urgent à vérifier était sa position par rapport à Duxford. Plissant ses paupières douloureuses, il se concentra sur l'emplacement des instruments de navigation et parvint enfin à les lire. Mais les indicateurs n'indiquaient plus rien ; leurs aiguilles étaient au neutre, comme si les émetteurs de radionavigation au sol avaient disparu.

Interloqué, Lester pressa le bouton de la radio, donna son indicatif et demanda au contrôle radar de lui indiquer sa position. En vain ! La radio resta muette.

L'angoisse lui crispa le ventre. Il n'avait plus qu'à repérer l'aérodrome à vue. Il aurait préféré préserver le peu de vision qu'il avait retrouvé pour les manœuvres d'atterrissage mais il n'avait plus le choix. Il devait se résoudre à affronter de nouveau l'éblouissement de la lumière extérieure.

En clignant des yeux, il regarda vers le bas.

15h34

La mer !

La respiration coupée, le cœur battant à éclater, il regarda de l'autre côté de l'avion. La mer ! partout la mer !

Il ne pouvait pas le croire. Il ne voulait pas le croire.

Devant le bord d'attaque des ailes : des falaises blanches, avec de grandes antennes radar à leur sommet.

Douvres !

Il survolait la Manche et approchait de Douvres ! Il devenait fou. Il était certainement déjà fou.

Hébété, il distingua sur l'eau quelques navires : un convoi de cargos. Beaucoup plus haut dans le ciel, de fines traînées de condensation entrecroisaient leurs volutes. Les yeux hors de la tête, il aperçut le bref éclair d'une explosion et suivit un instant du regard la chute d'une minuscule croix tourbillonnante entourée de flammes, signant sa trajectoire mortelle d'un lourd panache de fumée noire.

Jusqu'à cette heure fatale, Lester Hobson s'était montré capable de faire face aux pires dangers, de maîtriser les situations les plus critiques. Mais l'âme la mieux trempée ne résiste pas à l'inconcevable. Le plus admirable des courages s'effrite devant l'inconnu. Face à un mystère aussi absolu, les forces morales s'évanouissent. En quelques secondes, tout ce qu'il y avait d'humain en lui fut anéanti.

Sa raison l'abandonna. Dans un dernier instant de semi lucidité, submergé d'horreur, il se vit au creux d'une main géante dont les doigts se refermaient pour le broyer. Saisi par la folie, Lester Hobson n'était plus qu'un animal déchiré par toutes les peurs du monde. Tout ce qui lui restait d'énergie se concentra en un effroyable hurlement.

15h35

Et l'extraordinaire destin de Lester Hobson s'accomplit.

L'enfer se déchaîna soudain. Dans un fracas d'apocalypse, des dizaines d'impacts secouèrent l'avion avec violence. La plupart des projectiles le traversèrent de part en part, arrachant au passage des lambeaux de métal, pulvérisant la verrière et le tableau de bord, transperçant les organes les plus sensibles, cisaillant les câbles de transmission, crevant les réservoirs…

L'holocauste se prolongea plusieurs secondes, autant dire une éternité. Une partie du capot avait disparu et de courtes flammes s'échappaient déjà du moteur, léchant ce qui restait du fuselage et laissant dans son sillage un fin panache de fumée opaque. Bien qu'elles fussent presque toutes endommagées, aucune surface de contrôle n'avait cependant été arrachée et l'avion condamné conserva sa trajectoire l'espace d'un instant.

Un robuste monomoteur frappé des cocardes britanniques apparut à la gauche de l'appareil moribond. Son pilote, dont le visage était masqué par des lunettes de vol, fouilla du regard l'intérieur du cockpit du 109, puis, craignant une explosion, il bascula soudain son avion sur le côté et s'éloigna prudemment.

Lester Hobson ne vit pas son bourreau. Dès le déclenchement de la rafale, une première balle avait traversé son siège et lui avait fracassé la colonne vertébrale à hauteur des reins. Deux autres projectiles avaient transpercé sa poitrine, lui infligeant à chaque fois des blessures dont une seule aurait suffi à le tuer. Ses jambes étaient hachées par des éclats de métal. Le cockpit envahi par les flammes et la fumée baignait dans le sang.

Le harnais maintenait le corps torturé de Lester Hobson en position sur son siège et sa main droite serrait encore convulsivement la poignée du manche. Pendant un bref instant, l'avion martyr poursuivit son vol, piloté par un mort.

Puis il bascula vers les eaux laiteuses du Channel.

Dimanche 14 juillet 1940

Quinze heures trente-cinq… presque trente-six ! Lester Hobson nota mentalement l'heure pour son rapport de mission puis il aspira une longue bouffée d'air et réalisa que, pris par l'action, il était resté inconsciemment en apnée depuis le début de son attaque.

Il venait de remporter sa première victoire aérienne ! Il avait abattu un Messerschmitt 109 ! Le jeune pilote ne pouvait pas y croire. Il essaya de se forcer à retrouver son calme mais n'y parvint pas. Le cœur battant, les pensées confuses, il inclina légèrement son Hurricane pour suivre du regard la chute de sa victime mais tout était déjà fini. Un mince trait de fumée marquait la trace d'une trajectoire de plus en plus verticale qui s'achevait dans les vagues de la Manche.

Un appel radio de son chef de patrouille le ramena à la réalité : les chasseurs allemands décrochaient, sans doute à cours de carburant. Cette mission était achevée. Il scruta l'espace mais le ciel était déjà vide, comme si rien ne s'était passé. Il accusa réception du message et mit le cap sur Kenley.

Sur le chemin du retour, il pensa et repensa à ce qu'il avait vu au moment ou son avion emporté par la vitesse l'avait amené à hauteur de l'appareil ennemi. À la lueur des flammes, il avait aperçu un bref instant le pilote vraisemblablement déjà mort et avait cru distinguer un vieil homme aux cheveux blancs sans casque ni lunettes de vol et simplement vêtu d'une chemise claire à col ouvert.

Mais c'était impossible ! les pilotes de la Luftwaffe étaient tous de jeunes gens et de surcroît aucun d'entre eux ne se serait aventuré en mission de guerre sans un équipement complet. Sa vue avait certainement été abusée par un reflet ou par l'émotion. Il prit sa décision : ce détail ne serait pas mentionné dans son rapport de mission et il n'en parlerait jamais à personne. Il s'était trompé, voilà tout.

Le jeune homme respira longuement et esquissa un sourire. Il était en bonne santé, bon pilote et venait de remporter sa première victoire. D'autres suivraient certainement et il deviendrait un as. Et puis cette guerre ne durerait pas éternellement ! après la guerre (à laquelle il ne doutait pas un instant de survivre), il ferait carrière dans l'aviation. Et il épouserait Patricia.

Le destin de Lester Hobson était tout tracé.

Paris, le 3 décembre 2001.