Le marché

- Et pour la p'tite dame qu'est-ce que ce sera ?

Au marché toutes les dames sont petites. C'est une tradition qui remonte à longtemps. Les marchés ont leurs rites. Ce ne sont pas les mêmes à Nice qu'à Istanbul mais ils existent et les ignorer expose au risque d'être catalogué comme étranger, ou pire, comme touriste, avec tous les arnaques que ça suppose (surtout à Istanbul).

- Et pour le jeune homme ? un beau chou fleur ?

Coincé le vieux ! Se faire donner du jeune homme à soixante-dix balais, surtout par une minette, désolé mais ça se paye. Obligé, j'achète le chou fleur (je déteste le chou fleur).

À la poissonnerie d'à côté démarre le duel classique entre deux mémères indignées, dressées comme des cobras, les yeux mi-clos et les lèvres qui bougent à peine :

- Madame, j'étais là avant vous.

- Mais pas du tout madame ! Je vous demande pardon.

Avant que ça pète le poissonnier moustachu intervient depuis l'autre bout de l'étal :

- Oh les Spice Girls, on se calme !

Les gens se marrent, les deux mémères aussi.

Au coin de l'allée, un manchard armé d'un accordéon poussif massacre sans pitié une innocente valse musette dans l'indifférence générale. Un peu plus loin, une jeune militante à l'air farouche distribue les tracts d'un obscur comité de soutien exigeant la libération immédiate de je ne sais quel héros injustement emprisonné à l'autre bout du monde et dont personne n'a jamais entendu parler.

- Un euro cinquante le melon ! Les deux en promotion pour trois euros !

Le plus beau c'est que ça marche. Je profite de la promo bidon et je repars avec mes deux melons. J'aurai quelque chose à raconter.

Les marchands hurlent, les couleurs vibrent dans la lumière, les parfums se bousculent, le soleil fait flasher une batterie de casseroles et l'huile dégouline sur les olives.

Et soudain je réalise : les tréteaux, les toiles tendues, les calicots… tous les accessoires d'un théâtre de rue ! Ici ça s'appelle le marché, ailleurs le souk, mais peu importe, c'est le même spectacle depuis des lustres. On le connaît par cœur mais on y revient à chaque fois avec le même plaisir.

Et je vais vous dire pourquoi : parce qu'on fait partie de la troupe !

Le marché est un théâtre sans public. N'y viennent que les acteurs.