L'histoire de Popeye
L'histoire de Popeye
Dédiée à Sylvette

Quelqu'un qui aime les chats
ne peut pas être
foncièrement mauvais.

Les chats abandonnés ou échappés d'une demeure où ils ne se plaisent pas s'installent volontiers dans un nouveau foyer sans se soucier de l'avis de ses occupants. Ça ne marche pas toujours mais à la maison ça marchait à tous les coups.

Ainsi a débarqué un jour dans notre bout de jardin un minuscule chaton tigré roux à peine sevré et maigre au dernier degré de la maigreur. Le temps que j'ouvre la porte, pfutt, il était déjà passé entre mes jambes et explorait la cuisine en braillant sa faim. Faute de viande, je réchauffe un reste d'épinards de la veille qui trainait dans le frigo et je mets ça sous le nez du squatter en me disant que je vais faire un bide.

J't'en fous ! il se met à bâfrer les épinards avec un tel appétit qu'à un moment il entre complètement dans le ravier pour lécher ce qui restait collé sur les bords, tout ça en me surveillant du coin de l'œil et en grondant un peu entre deux coups de langue comme si j'allais lui voler ses épinards. J'étais plié.

Nous avions déjà Paméla et il n'était pas question d'un deuxième chat. Comme notre voisine venait de perdre le sien de vieillesse (il était tellement vieux que mes filles l'appelaient Chagaga), j'ai pris le fauve dans le creux de la main et je suis allé le lui proposer. C'est bien connu, tous les gens qui viennent de perdre un chat qu'ils avaient depuis longtemps jurent qu'ils n'en auront plus jamais d'autre. Mais évidemment, dès que notre voisine a vu le monstre de deux cents grammes elle a craqué. Alors je lui ai raconté le coup des épinards et voilà comment Popeye a trouvé un port d'attache et un nom qui lui allait comme un gant.

Il grandissait chez la voisine mais ne dédaignait pas de nous rendre visite sous le regard méprisant de Paméla. Je dois avouer qu'à ma connaissance il n'a jamais plus mangé d'épinards. Le souvenir de cette fringale devait être trop cruel.

Mais je n'en ai pas fini avec Popeye car il faisait avec moi quelque chose d'étonnant que je croyais impossible de la part d'un chat. J'explique.

Ma fille nous confiait parfois Saxo, son Yorkshire, et bien sûr il fallait le sortir de temps à autre. Un soir, à la nuit tombée, je prends Saxo en laisse et nous voilà partis. En passant devant chez la voisine, je sens une présence feutrée se couler à mes pieds et je me retrouve avec Saxo à ma droite au bout de sa laisse et Popeye à ma gauche, trottant libre et fier à côté de moi, la queue dressée comme un I. Entre temps il était devenu un beau chat d'environ six ou sept mois.

Nous habitions à l'époque l'une des fameuses villas des Buttes Chaumont, un étroit passage pavé en forte pente séparant deux rangées de pavillons en vis à vis. Pour la promenade, je faisais simplement avec Saxo le tour du pâté de maisons, sortant de la villa par la rue du bas et y revenant par celle du haut.

En découvrant Popeye marchant tranquillement à mon côté, je me suis dit "il va nous accompagner quelques mètres et puis il retournera se cacher dans son jardin". Eh bien j'avais tout faux. Au bas de la villa, il a tourné avec nous et continué à trotter à mes pieds en remontant la rue. Arrivé au boulevard, il a quand même été surpris par la circulation et s'est planqué sous une bagnole en stationnement. Nullement inquiet de son sort et pensant qu'il allait se débrouiller pour rentrer, je me suis désintéressé de lui et j'ai remonté les quelques trente mètres de boulevard avec Saxo qui pissait ses trois gouttes toutes les dix secondes. Au moment de tourner dans la petite rue qui nous ramènerait en haut de la villa, j'ai quand même jeté un œil derrière moi. Popeye était toujours planqué sous sa bagnole et ne me lâchait pas du regard, les yeux écarquillés, attendant visiblement quelque chose que je ne comprenais pas.

Pris d'une intuition, je l'ai appelé en me frappant du plat de la main sur la cuisse. Il a surgi de son abri comme un bolide et nous a rejoints en quelques secondes, frôlant le mur en galopant à moitié accroupi comme font les chats quand ils se méfient d'un danger. Mais une fois rassuré par le calme de la petite rue, il a tranquillement repris sa place à ma gauche et ne nous a plus lâchés jusqu'à la maison.

Je n'aurais jamais imaginé qu'un chat puisse suivre quelqu'un comme ça, à l'aventure, sans y être forcé, qui plus est de nuit et en territoire inconnu, agité bruyant, donc hostile par définition. J'étais scié.

J'ai refait le truc à plusieurs reprises, même sans le chien. Popeye n'attendait que ça et me refaisait à chaque fois le même coup au niveau du boulevard, attendant que je monte seul puis que je lui fasse signe que la voie était libre et qu'il n'avait rien à craindre. On commençait à être connus dans le quartier tous les deux, le grand couillon et son chat qui ne le lâchait pas d'une semelle.

Peu de temps après, il a été castré et son tempérament a changé (on le comprend). Il ne m'a plus jamais suivi et je dois avouer que sans lui, faire le tour du pâté de maisons avec Saxo n'avait plus le même goût.

Et puis les années ont passé. Nous avons déménagé mais nous revenons parfois à la villa Manin car en vingt-deux ans, pensez si nous avons eu le temps de nous y faire des amis ! Paméla nous a quitté peu après avec au fond de son doux regard vert la nostalgie du petit coin des Buttes Chaumont où elle avait été heureuse pendant quatorze ans. Le petit Saxo est mort l'an dernier.

En rendant visite à notre ancienne voisine, Annie a revu Popeye il y a quelques semaines. C'est maintenant un vieillard perclus de rhumatismes qui ne sort plus. Il attend la mort en silence en ne bougeant de sa couche que pour faire pipi ou grignoter une bricole sans appétit et ne daigne accorder au monde d'aujourd'hui qu'un regard méprisant et fatigué. Je pense qu'un jour ou l'autre j'en serai au même point.

Paris, 2 avril 2007